L'affaire Toulaév
étoiles. Les dactylos renvoyées dans l'annexe continuaient au loin leur grésillement remington. Pas un bruit ne venait de la ville, le vol ouaté des chauves-souris tournait dans l'espace. Kondratiev, fatigué des rapports sur les stocks, les fronts, les divisions, les escadrilles aériennes, les complots, le personnel du S.I.M., de la censure, de la Marine, du secrétariat de la Présidence, le clergé, les dépenses du parti, les cas personnels, la C.N.T., les manœuvres des agents anglais et cætera, apercevait les étoiles qu'il eût, depuis toujours, voulu connaître mais dont il ne savait pas même les noms. (Car, dans les seules périodes d'étude et de méditation de sa vie, en diverses prisons, il n'avait pu obtenir ni un traité d'astronomie ni une promenade nocturne.) Mais, à la vérité, les étoiles sans nombre n'ont pas de nom, n'ont pas de nombre, elles n'ont que ce peu de lumière mystérieuse – mystérieuse à cause de l'ignorance humaine… Je mourrai sans en savoir davantage : tel est l'homme de ce temps, « séparé de lui-même », déchiré, comme a dit Marx, même le révolutionnaire professionnel en qui la conscience du développement historique atteint sa plus pratique lucidité. Séparé des étoiles, séparé de lui-même ? Kondratiev ne voulut pas réfléchir à cette bizarre formule qui se jetait dans son esprit, en travers des préoccupations utiles. Sitôt qu'on se relâche un peu on divague, la vieille éducation littéraire remonte, on redeviendrait sentimental à cinquante ans passés. Il rentrait, reprenait le bordereau de l'artillerie, la liste annotée des nominations au Service d'investigation militaire de Madrid, les photographies du courrier personnel de Don Manuel Azana, président de la République, l'analyse des conversations téléphoniques de Don Indalecio Prieto, ministre de la Guerre et de la Marine, personnage fort embarrassant… Il reçut aux bougies, pendant une panne d'électricité lors d'un bombardement nocturne du port, le premier des visiteurs que Youvanov eût préféré écarter, un lieutenant-colonel socialiste, avocat avant la guerre civile, d'origine bourgeoise, grand garçon maigre, à la face jaune, dont le sourire écartelait de vilaines rides. Sa parole fut habile, pleine de reproches précis.
– Je vous apporte un rapport détaillé, cher camarade. (Il lui arriva même, dans le feu de la conversation, de dire perfidement « cher ami ».) Nous n'avons jamais eu, dans la sierra, plus de douze cartouches par combattant… Le front d'Aragon n'a pas été défendu, on aurait pu le rendre imprenable en quinze jours ; j'ai envoyé à ce sujet vingt-sept lettres, dont six à vos compatriotes… Aviation tout à fait insuffisante. Bref, nous sommes en train de perdre la guerre, ne vous faites pas d'illusions à ce sujet, cher ami.
– Que voulez-vous dire ? coupa Kondratiev, auquel ces mots nets donnaient froid.
– Ce que je dis, cher camarade. Que si l'on ne veut pas nous donner le moyen de nous battre, il faudrait nous permettre de traiter. En négociant maintenant, entre Espagnols, nous pourrions encore éviter un désastre complet que vous n'avez pas d'intérêt, je crois, cher ami, à rechercher.
C'était d'une insolence si brutale que Kondratiev, sentant la colère s'allumer en lui, répondit d'une voix méconnaissable :
– … à votre gouvernement qu'il appartient de traiter ou de continuer la guerre. Je trouve votre langage déplacé, camarade.
Le socialiste s'étira en hauteur, rajusta sa cravate kaki, fit un grand sourire jaune des gencives :
– Alors, excusez-moi, cher camarade. Peut-être tout cela n'est-il en effet qu'une farce que je ne comprends pas, mais qui coûte cher à mon pauvre peuple. En tout cas, je vous ai dit la stricte vérité, mon genéral. Au revoir…
Il tendit le premier une longue main simiesque, souple et sèche, joignit les talons à l'allemande, s'inclina, s'en fut… « Défaitiste », pensa Kondratiev rageusement. « Mauvais élément… Youvanov avait raison… » Le premier visiteur du lendemain, matin, fut un syndicaliste crépu, au nez très gros fiché en triangle, aux yeux tour à tour brûlants ou pétillants. Il répondit d'un air concentré aux questions que lui posa Kondratiev. Il paraissait attendre quelque chose, les deux mains, épaisses, posées l'une sur l'autre. À la fin, une pause gênante s'étant faite, Kondratiev s'apprêta à se lever pour justifier la fin de l'audience. À cet
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