L'affaire Toulaév
elle n'avait presque pas de sourcils, d'une nuance indiscernable. Ses cheveux blond paille dégageaient un petit front lisse et dur, ses yeux ardoisés posaient sur les choses un regard dénué. Annie allait aux provisions, cuisinait dans l'âtre ou sur un réchaud, lavait le linge, corrigeait des épreuves, tapait sur l'Underwood la correspondance, les articles, les thèses de Stefan. Ils vivaient presque en silence. Stefan s'asseyait parfois en face d'Annie dont les doigts dansaient sur le clavier de la machine à écrire, la regardait avec un sourire de travers, disait seulement :
– Annie.
Elle répondait :
– C'est le message à l'I.L.P., laisse-moi finir… As-tu préparé la réponse au K.P.O. ?
– Non, je n'ai pas eu le temps. J'ai trouvé des tas de choses à relever dans le Bulletin intérieur de la IVe.
En tout ceci l'erreur foisonnait, submergeant la doctrine victorieuse de 1917 qu'il fallait tenter de sauver à travers cette tourmente-ci pour les luttes de l'avenir, puisqu'il ne restait plus visiblement que la doctrine à sauver avant les tout derniers jours.
Des camarades leur apportaient chaque jour des nouvelles… Jaime racontait l'histoire la plus drôle, celle des trois types qui se faisaient raser chez le coiffeur pendant un bombardement, égorgés tous les trois du même coup de rasoir par les trois garçons qu'une explosion de bombe faisait sursauter ensemble – tu parles d'un effet de cinéma ! Un tramway bondé de femmes rapportant leurs provisions du matin flambait soudainement inexpliquablement comme une meule ; le souffle du feu y étouffait les cris dans un grésillement énorme ; cette parcelle d'enfer laissait au milieu d'un carrefour, sous le regard vide des fenêtres défoncées, une noire carcasse métallique… « On a détourné la ligne. » Les gens qui avaient manqué leurs précieuses pommes de terre, s'en allaient à petits pas chacun vers sa propre vie… Les sirènes mugissaient de nouveau, les femmes rassemblées à la porte de l'épicerie ne se dispersaient point de crainte de perdre avec leur tour leur portion de lentilles. Car la mort n'est que possible, mais la faim est certaine. On se ruait dans les décombres des maisons écroulées pour y ramasser les débris de bois – de quoi faire bouillir la soupe. Des bombes d'un modèle inconnu fabriquées en Saxe par des hommes de science consciencieux déchaînaient de tels cyclones que les carcasses des fortes bâtisses subsistaient seules debout, régnant sur des îlots de silence pareils à des cratères soudainement éteints. Nul ne survivait sous les décombres, sauf par miracle une gosseline évanouie, aux courtes boucles noires, que des copains découvraient sous cinq mètres de gravats, dans une sorte d'alcôve miraculeusement épargnée, qu'ils emportaient avec des mouvements de douceur inconcevable, ravis d'écouter son souffle paisible. Peut-être dormait-elle seulement ? Elle sortait de la syncope ainsi que du néant au moment où la grande lumière du soleil effleurait ses paupières. Elle se réveillait dans les bras d'hommes à demi-nus, barbouillés de fumée, dont un rire fou remplissait les yeux blancs ; ils descendaient en pleine ville, dans le banal quartier de tous les jours, du sommet d'une montagne inconnue… Les commères affirmaient avoir vu tomber du ciel, précédant l'enfant sauvée, une colombe décapitée ; du cou de l'oiseau gris perle, aux ailes déployées, jaillissait une abondante mousse rouge pareille à une rosée rouge… – Vous croyez ces histoires de dévotes en délire, vous autres, nom de Dieu ? On cheminait un long temps, hors des durées humaines, dans les ténèbres froides d'un tunnel, en se meurtrissant les doigts à des parois de roches coupantes et gluantes, en butant sur des corps inertes qui étaient peut-être des cadavres, peut-être des vivants épuisés, en train de devenir des cadavres, on croyait s'évader vers la hauteur moins menacée, mais il n'y restait plus un toit intact, plus un coin de cave habitable – attendez que quelqu'un meure, vous disait-on, vous n'attendrez pas longtemps, Jésus ! Et toujours leur Jésus ! La mer s'engouffrait dans un vaste abri creusé dans le roc, le feu du ciel tombait dans une prison, la morgue se remplissait un matin d'enfants endimanchés, le lendemain de miliciens en cottes bleues, tous imberbes, avec d'étranges visages d'hommes raisonnables, le surlendemain de jeunes mères défigurées en donnant le sein à des
Weitere Kostenlose Bücher