L'affaire Toulaév
d'un pommier.
– Mi nombre es Nieve, dit la jeune femme amusée par l'exaltation, mêlée de timidité, de ce jeune camarade étranger aux grands yeux verts légèrement obliques, au front couvert de mèches rousses désordonnées – et il comprit qu'elle s'appelait Neige. « Neige, Neige ensoleillée, pure Neige », murmurait-il avec une sorte d'exaltation dans une langue que Nieve ne comprenait pas. Et tout en la câlinant distraitement, il paraissait ne plus penser à elle. Le souvenir de ce moment, pareil à celui d'un simple bonheur incroyable, ne s'éteignit jamais tout à fait en lui. À cet instant-là se cassait la vie : la misère de Prague et de Vienne, l'activité des petits groupes, leurs scissions, le pain fade dont on vécut dans de petits hôtels sentant le vieux pissat, à Paris, derrière le Panthéon, la solitude, enfin, de l'homme chargé d'idées, tout cela disparaissait.
À Barcelone, en fin de meeting, pendant qu'une foule chantait pour ceux qui allaient partir vers le feu, sous le grand portrait de Joaquin Maurin, mort dans la sierra (mais en réalité vivant, anonyme dans une prison de l'ennemi), Stefan Stern rencontra Annie dont les vingt-cinq ans n'en paraissaient guère que dix-sept. Mollets nus, bras nus, cou dégagé, une lourde serviette pendue au bout du bras, amenée de très loin – du Nord – par une passion droite. La théorie de la révolution permanente une fois comprise, comment vivre, pourquoi vivre si ce n'était pour un haut accomplissement ? Si l'on eût rappelé à Annie le grand salon familial où son père, M. l'armateur, recevait M. le pasteur, M. le bourgmestre, M. le médecin, M. le président de l'Association de bienfaisance ; et les sonates qu'une Annie antérieure, enfant sage aux tresses roulées sur les oreilles, jouait dans ce même salon le dimanche devant des dames – Annie, selon l'humeur, eût pris un petit air de dégoût pour vous répondre que ce marécage bourgeois était nauséabond ou, devenue provocante, avec un rire un peu strident qui n'était pas tout à fait d'elle, eût dit quelque chose comme ceci : « Voulez-vous que je vous raconte comment j'ai appris l'amour dans une grotte d'Altamira avec des miliciens de la C.N.T. ? » Elle avait travaillé quelquefois avec Stefan Stern, écrivant sous sa dictée, lorsque au sortir du Grand Cirque, dans les flots de foule, il la prit soudainement par la taille sans y avoir pensé l'instant précédent – la serra contre lui, l'invita simplement :
– Tu restes avec moi, Annie ? Je m'embête tellement la nuit…
Elle le regarda du coin de l'œil, partagée entre l'irritation et une sorte de joie, tentée de lui répondre méchamment :
– Va chercher une putain, Stefan, veux-tu que je t'avance dix pesetas ? mais, s'étant contenue un instant, ce fut sa joie qui parla sur un ton de défi un peu amer :
– Tu as envie de moi, Stefan ?
– Parbleu ! dit-il avec décision, en s'arrêtant devant elle, et il ramena sur son front les mèches rousses de ses cheveux. Ses yeux avaient un éclat cuivré.
– Bon. Prends-moi le bras, voyons, dit-elle.
Ensuite ils parlèrent du meeting, du discours d'Andrés Nin, trop flou sur certains points, insuffisant sur la question essentielle :
– Il fallait être beaucoup plus cassant, ne rien céder sur le pouvoir des Comités, disait Stefan.
– Tu as raison, répondit Annie avec élan. Embrasse-moi, et surtout ne me débite pas de mauvais vers…
Ils s'embrassèrent maladroitement dans l'ombre d'un palmier de la plaza de Cataluñna pendant qu'un projecteur de la défense parcourait le ciel, s'arrêtait au zénith planté tout droit en plein ciel comme une épée de lumière. Sur la question des Comités révolutionnaires, qu'il n'eût pas fallu faire dissoudre par le nouveau gouvernement de coalition, ils étaient bien d'accord. De cet accord naissait en eux une chaleur amicale. Après les journées de mai 1937, l'enlèvement d'Andrés Nin, la mise hors la loi du POUM, la disparition de Kurt Landau, Stefan Stern vécut à Gracia avec Annie, dans une maison rose, à un étage, entourée d'un jardin d'horticulteur, maintenant abandonnée, où des fleurs luxueuses, retournant à une étonnante sauvagerie, croissaient en désordre, mêlées à l'ortie, aux chardons, à des plantes singulières aux larges feuilles velues… Annie avait les épaules droites, le cou droit ainsi qu'une forte tige. Elle portait redressée une tête allongée, étroite aux tempes, et
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