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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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meilleurs des classes possédantes se retournaient contre cette société. Réaction contre révolution, quel beau schématisme ! Quelle netteté ! Aucune erreur n'était possible, quand on se mettait d'un côté de la barricade. Ici les camarades, là l'ennemi. Au-delà, devant nous, rien que l'avenir qui était certainement à nous. Secondaires, le nombre de fosses communes à franchir pour y arriver, le nombre de générations à enterrer, la somme de souffrances à bien accepter. Des mythes lumineux, bienfaisants, irréfutables, lourdement chargés d'éclatante vérité… Aujourd'hui, tout est brouillé. Une autre réaction, plus dangereuse que l'ancienne parce qu'elle est née de nous-mêmes, parle notre langage, s'assimile nos intelligences et nos volontés, s'est révélée dans la révolution victorieuse, avec laquelle elle entend se confondre… Marx et Bakounine vécurent au temps des problèmes simples ; ils n'avaient pas d'ennemis derrière eux.
    Jaime dit :
    – Au XVIe siècle, l'Espagne fut le pays le plus riche de l'Europe… Comme toujours, la civilisation n'y formait que des îlots au milieu d'une saine barbarie qu'elle corrompait plus qu'elle ne l'entamait. L'Espagne s'était enrichie non par le travail et le commerce, mais par le pillage des Amériques, la plus merveilleuse aventure de brigands que l'on sache, la plus démoralisante aussi par ses répercussions. De tout l'or ramassé dans le sang des Indiens, les conquistadores ne devaient rien faire… Les vrais colonisateurs, plus tard, ont été les bourgeois, non les chercheurs d'or : l'or facilement volé tuait la production. La décadence d'un empire gavé de richesses par ses aventuriers permit à un peuple que ni les conquêtes, ni les enrichissements, ni la ruine ne touchèrent profondément, de se régénérer dans la crasse, au soleil. Car nous avons essentiellement ça : le soleil et des hommes accoutumés à en vivre. Les décadences entraînent surtout les maîtres, couronnes, aristocraties, clergé, artistes faits pour amuser les maîtres ; le peuple continue à vivre à peu près comme mille ans auparavant… Et nous avons eu finalement, sous une monarchie sans monarchistes, avec le caciquisme dans les campagnes, avec une belle industrie moderne en Catalogne, le prolétariat le plus jeune du monde, par la fraîcheur de ses instincts, l'ingénuité de son esprit, sa vision directe des choses ; nous avons eu les paysans les plus dépouillés ; nous avons eu, par milliers, des intellectuels pour lesquels les vieilles idées, démonétisées ailleurs, de la révolution chrétienne, de la révolution jacobine, des Égaux, du Bakounine de 1860, des avocats libéraux de 1880, étaient une vérité charnelle. Ils assistèrent à la première guerre de partage du monde. Nous fûmes alors, pour les Alliés, une sorte d'usine auxiliaire : nos centres industriels connurent un rapide essor, les belles affaires du patronat avaient pour contrepartie un accroissement de puissance et de conscience du prolétariat, d'un vrai prolétariat dont les machines, les gazettes, le cinéma, l'alcool n'avaient pas encore usé les nerfs, épuisé le cerveau, qui n'avait vraiment rien au monde que sa force de travail, ses passions, ses marmailles, son attente. Ce furent des temps magnifiques, nous nous sentions les justes conquérants de tout, nous pouvions l'être vraiment. La révolution russe imprimait dans les cœurs son étoile rouge à cinq branches, ses éblouissantes formules marxistes simplifiées par la terreur, à coups de victoires entièrement neuves : Que celui qui ne travaille pas, ne mange pas, hombre ! (C'était déjà écrit dans l'Évangile, mais on l'avait bien oublié…) Tout le pouvoir aux travailleurs, hombre ! La terre aux paysans, l'usine aux ouvriers, hombre ! Ils massacraient la famille impériale tout entière, mon vieux ! J'avais dix-sept ans en ce temps-là, j'étais anar, je gagnais deux pesetas et demie par jour en rabotant des planches, mais je vivais dans un enchantement. L'exécution du tsar, avec ses grandes jolies filles, son gosse blême, me soûla comme un grand verre de whisky à jeun… Ignoble, ça, nous étions des bouchers, des éventreurs, je me le disais et pourtant une autre voix, en moi, chantait à tue-tête que c'était, nom de Dieu, rudement mérité par les pendeurs couronnés, rudement bien fait. J'ai compris plus tard que nous avons tous un complexe d'infériorité de perpétuels vaincus qu'il nous est

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