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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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nourrissons morts, le jour suivant de vieilles femmes aux mains durcies par un demi-siècle de labeur servile – comme si la Faucheuse se plût à choisir ses victimes par séries successives… Les affiches répétaient qu'ILS NE PASSERONT PAS – NO PASARÁN ! mais nous, passerons-nous la semaine ? Passerons-nous l'hiver ? Passons, passez, les seuls apaisés sont les trépassés. La faim traquait des millions d'êtres, leur disputant les pois chiches, l'huile rance, le lait concentré envoyé par les Quakers, le chocolat de soja envoyé par les syndicats du Doniets, modelant à des enfants ces émouvants visages de petits poètes agonisants et de chérubins massacrés que les Amis de l'Espagne nouvelle exposaient à Paris dans des vitrines du boulevard Haussmann. Les réfugiés des deux Castilles, de l'Estrémadure, des Asturies, de la Galice, de l'Euzkadi, de Malaga, de l'Aragon, et jusqu'à des familles naines des Hurdes, survivaient opiniâtrement jour après jour, contrairement à toute attente, malgré tous les malheurs de l'Espagne, malgré tous les malheurs concevables. Seuls croyaient encore au miracle de la victoire révolutionnaire quelques centaines d'hommes divisés en plusieurs familles idéologiques, des marxistes, des libertaires, des syndicalistes, des marxistes-libertarisants, des libertaires-marxisants, des socialistes de gauche, évoluant vers l'extrême gauche, la plupart rassemblés à la prison modèle, mangeant avec avidité les mêmes haricots, levant furieusement le poing pour le salut rituel, vivant d'une attente dévastatrice entre l'assassinat, l'exécution à l'aube, la dysenterie, l'évasion, la mutinerie, l'exaltation totale, le labeur d'une raison unique, scientifique et prolétaire, éclairée par l'histoire…
    – On les verra passer les Pyrénées en vitesse, tous ces beaux militaires, ces ministres, ces politiciens, ces diplomates prêts pour la fuite et la trahison, faux socialistes stalinisés, faux communistes grimés en socialistes, faux anarchistes gouvernementaux, faux frères et purs totalitaires, faux républicains acquis d'avance aux dictateurs, on les verra se débiner devant les drapeaux rouges – ce sera une fameuse revanche, camarades. Patience !
    Un soleil en fête éclairait cet univers naissant et finissant à la fois, une mer idéalement épurée le baignait, et les bombardiers Savoia, pareils à des mouettes aux ailes immobiles, arrivant de Majorque pour faire de la mort dans les bas quartiers du port, volaient entre ciel et mer en plein soleil. Pas de munitions au front nord ; à Téruel, dans des batailles inutiles, les divisions confédérées fondaient comme suif sur le feu, mais c'étaient des hommes et des hommes rassemblés par la C.N.T. au nom du syndicalisme et de l'anarchie, sur qui la souffrance et la mort fondaient en réalité, c'étaient des milliers d'hommes qui, partis pour les fournaises avec dans l'âme l'adieu crispé des femmes, ne reviendraient plus jamais – ou reviendraient sur des civières, dans des trains sales pleins de grouillements, surmontés de croix rouges et répandant sur les voies une affreuse odeur de pansements, de pus, de chloroforme, de désinfectants, de fièvres malignes. Qui a voulu Téruel ? Pourquoi Téruel ? Pour détruire les dernières divisions ouvrières ? Stefan Stern posait la question dans ses lettres aux camarades de l'étranger, les longs doigts d'Annie recopiaient ces lettres sur l'Underwood, et déjà Téruel ne signifiait plus rien que du passé, les batailles roulaient vers l'Èbre, dépassaient l'Èbre, que pouvaient bien signifier les tueries commandées pour d'obscurs desseins par Lister ou El Campesino ? Pourquoi la reculade préméditée de la division Karl Marx, sinon qu'elle se réservait pour un ultime fratricide à l'arrière, prête à fusiller les derniers combattants de la division Lénine ? – Stefan Stern, debout derrière Annie, la nuque étroite d'Annie, vigoureuse comme une tige, suivait mieux sa propre pensée à travers ce cerveau obéissant, les doigts d'Annie, le clavier de la machine.
    Ils conversaient parfois avec des camarades du Comité clandestin jusque tard dans la nuit, à la lueur d'une bougie, en buvant du gros vin noir… Le président Negrin livrait aux Russes la réserve d'or, envoyée à Odessa ; les communistes tenaient Madrid avec Miaja au commandement suprême (« Vous verrez qu'ils lâcheront au dernier moment »), Orlov et Gorev commandant en réalité, Cazorla

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