L'affaire Toulaév
Jaime, ils la passèrent, par précaution, roulés dans des couvertures sur la colline, au milieu des buissons hérissés. Ils veillèrent tard, au clair de lune, dans une étrange intimité, heureux de se voir tout à coup prodigieusement rapprochés par la transparence du ciel. Le matin dissipa leurs craintes, car il se leva simple et net, rendant aux choses leurs lignes coutumières, aux plantes, aux pierres, aux insectes, aux contours lointains de la ville leurs aspects familiers. Comme si le danger aveugle, les ayant frôlés, se fût écarté d'eux.
Ce Jaime a des visions, railla Stefan. Comment veux-tu qu'ils nous aient repérés ? On ne peut vraiment filer personne sur le chemin sans être aperçu… Rentrons.
La maison les attendait, tout à fait inchangée. Ils se lavèrent au puits dont l'eau était glacée. Puis Annie prit le pot au lait et gravit en courant, comme une chèvre, le sentier conduisant à la ferme. Là-haut, Battista, un sympathisant, lui vendait par amitié le pain, le lait, un peu de fromage. Cette course qu'elle faisait allégrement, lui prenait une vingtaine de minutes. Pourquoi la vieille porte de bois, dans le mur du jardin, était-elle entrouverte quand Annie revint ? L'entrebâillement de cette porte, dès qu'Annie l'aperçut, à quatre pas, lui communiqua un petit choc au cœur. Stefan n'était pas dans le jardin. À cet instant, il se rasait habituellement devant un miroir suspendu au loquet de la fenêtre ; et en se rasant se penchait sur quelque publication ouverte sur la table de travail. Le miroir était suspendu au loquet de la fenêtre ; le blaireau couvert de mousse blanche posé sur le rebord intérieur, le rasoir à côté ; il y avait un livre ouvert sur la table, la serviette éponge était jetée sur le dossier de la chaise…
– Stefan !… jeta Annie effrayée, Stefan !
Rien dans la maison ne lui répondit, mais tout son être perçut irrémissiblement que la maison était vide. Elle se jeta dans la pièce voisine où le lit n'était pas défait, au puits, dans les allées du jardin, vers la porte dérobée donnant sur la colline – cette porte-ci bien close… Annie tournoya sur elle-même, saisie par une température de malheur, les prunelles rétrécies, chargées d'un regard fou, pour tout scruter vite, vite, implacablement vite… « Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible… » De nouveau, elle appela. Un nœud d'angoisse se ramassait sous sa gorge, elle entendit les battements violents de son cœur, pareils aux pas d'une troupe en marche, lourdement titubante. « Mais reviens donc, Stefan ! Ne joue pas ainsi avec moi, Stefan, j'ai peur, Stefan, je vais pleurer… » C'était insensé de le supplier ainsi, il fallait agir instantanément, téléphoner… Le téléphone, coupé, ne rendit aucun son. Le silence tombait sur la maison vide, par blocs pareils à d'inconcevables pelletées de terre dans une fosse démesurée. Annie contempla stupidement le blaireau savonneux, le rasoir Gillette bordé de minuscules poils de barbe et de savon. Stefan n'allait-il pas surgir derrière elle, l'enlacer, dire : « Excuse-moi si je t'ai fait pleurer… » Insensé d'y penser. Le soleil ruisselait sur le jardin. Annie parcourut les allées en y cherchant sur le gravier mêlé d'herbe et de terre d'impossibles traces de pas. À deux mètres de l'entrée, une chose révélatrice lui fit écarquiller les yeux ; un bout de cigare à demi-consumé, avec sa couronne de cendres. Des fourmis actives qui traversaient l'allée contournaient cet obstacle d'une nature inconnue. Depuis des mois, la ville n'avait plus de cigarettes, ni Jaime ni Stefan ne fumaient, personne n'avait fumé ici de longtemps, le cigare décelait la présence d'étrangers riches, puissants les Russes, mon Dieu ! Annie descendit vers la ville en courant sur les cailloux brûlants. Le chemin ardait, l'air chaud vibrait sur le roc. Plusieurs fois, Annie s'arrêta net pour comprimer de ses deux mains ses tempes dont les veines battaient trop fort. Elle reprenait ensuite sa course vers la ville, sur des laves soudainement pétrifiées.
Stefan commença de reprendre conscience un long moment avant de rouvrir les yeux. La sensation obscure d'un cauchemar s'atténua, ç'allait être le réveil, la fin ; la sensation du cauchemar revint, plus précise et plus envahissante, non, ce ne serait peut-être pas la fin, mais un autre commencement du noir, l'entrée dans un tunnel peut-être sans fin. Ses épaules
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