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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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pensent-ils, pourvu que ça finisse. Ils ne savent plus pourquoi la république se bat. Ils n'ont pas tort. Quelle république ? Pour qui ? Ils ne savent pas que l'histoire n'est jamais à bout d'inventions, que le pire n'est jamais atteint… Ils s'imaginent n'avoir plus rien à perdre… Et il y a des rapports directs entre la faim à ce degré et l'obscurcissement des esprits ; quand les ventres sont creux, les petites flammes spirituelles clignotent et s'éteignent… À propos, j'ai rencontré en venant ici une vilaine bobine d'Allemand qui ne me revient pas. Vous n'avez rien observé ? L'endroit reste sûr ?
    Annie et Stefan se regardèrent, très attentifs.
    – Non, rien…
    – Tu prends toutes les précautions ? Tu ne sors pas ?
    Ils firent le compte des camarades qui connaissaient ce refuge : sept.
    – Sept, dit Annie rêveusement, c'est trop.
    Ils en avaient omis deux, neuf en réalité. De toute confiance, mais neuf !
    – Il faudra, conclut Jaime, penser à t'envoyer à Paris. C'est là que nous aurions besoin d'un bon secrétaire international…
    Jaime rajusta sa ceinture alourdie par le pistolet, remit son bonnet de milicien, traversa entre eux deux le jardin, s'arrêta près de la porte de sortie :
    – Rédige pour les Anglais un projet de réponse modéré : ils ont une façon à eux de comprendre le marxisme à travers le positivisme, le puritanisme, le libéralisme, le fair-play, le whisky and soda… Et puis, je te conseille tout de même d'aller coucher ce soir sur la colline, pendant que je ferai prendre des renseignements à la Généralité.
    Jaime laissa derrière lui, dans le jardin ensauvagé où les cigales faisaient leur léger crissement métallique, une sourde inquiétude. Stefan Stern, à trente-cinq ans, survivait à plusieurs écroulements de mondes : banqueroute d'un prolétariat réduit à l'impuissance en Allemagne, Thermidor en Russie, écroulement de la Vienne socialiste sous les canons catholiques, dislocation des internationales, émigrations, démoralisations, assassinats, procès de Moscou… Après nous, si nous disparaissons sans avoir eu le temps d'accomplir notre tâche ou simplement de témoigner, la conscience ouvrière s'obscurcira tout à fait pour un temps que nul ne saurait mesurer… Un homme finit par concentrer en lui une certaine clarté unique, une certaine expérience irremplaçable. Il a fallu des générations, des sacrifices et des échecs sans nombre, des mouvements de masse, de vastes événements, des accidents infiniment délicats d'une destinée personnelle pour le former en vingt années – et le voici à la merci de la balle tirée par une brute. Stefan Stern se sentait cet homme et il avait peur pour lui-même, surtout depuis que plusieurs autres n'étaient plus. Deux Comités exécutifs du parti jetés successivement en prison, les hommes du troisième, les meilleurs que l'on eût pu trouver sur sept à huit mille militants, trente mille inscrits, soixante mille sympathisants, étaient des médiocres pleins de bonne volonté, de foi inintelligente, d'idées confuses se réduisant souvent à des symboles élémentaires…
    – Annie, écoute-moi. Je crains de devenir un lâche quand je pense à tout ce que je sais, à tout ce que je comprends, et qu'ils ne savent pas, qu'ils ne comprennent pas…
    Faute de temps pour penser, il ne mettait rien au clair…
    – Écoute Annie, il n'y a pas plus d'une cinquantaine d'hommes sur la terre qui comprennent Einstein : si on les fusillait tous dans la même nuit, ce serait fini pour un siècle ou deux – ou trois, qu'en savons-nous ? Toute une vision de l'univers s'évanouirait dans le néant… Songes-y : le bolchevisme a soulevé des millions d'hommes au-dessus d'eux-mêmes, en Europe, en Asie, pendant dix ans. Maintenant qu'on a fusillé les Russes, personne ne peut plus voir par l'intérieur ce que c'était, de quoi tous ces hommes ont vécu, ce qui a fait leur force et leur grandeur – ils vont devenir indéchiffrables et l'on va retomber, après eux, au-dessous d'eux…
    Annie ne savait pas s'il l'aimait ; elle eût consenti à savoir qu'il ne l'aimait pas, entrevoyant à peine l'amour, sans avoir le temps de s'y arrêter ; elle lui était indispensable dans le travail, elle mettait à ses côtés une présence, dans ses bras un corps tendu, rassérénant. Il avait moins besoin de tâter son revolver sous l'oreiller ; pour dormir, quand elle était là.
    La nuit qui suivit l'avertissement de

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