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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Caucase ; ensuite on est allé boire de la bonne bière dans une Keller, aux voûtes romanes, sous la bâtisse d'un couvent… Les cortèges de 1917, les congrès, la campagne de Pologne, les hôtels des petites villes prises où les punaises dévoraient nos Conseils révolutionnaires fourbus. Une telle foule de souvenirs se leva en eux, que pas un ne s'imposa : tous présents, mais muets, effacés pour refaire, en deçà de toute expression, une amitié étrangère aux mots. Le chef cherchait sa pipe dans la poche de sa vareuse. Ensemble, ils marchèrent sur le tapis vers les hautes baies du fond, à travers la blancheur…
    – Eh bien, Vania, où en sont les choses, là-bas ? Parle sans détour, tu me connais.
    – Les choses…, commença Kondratiev avec une moue découragée et ce geste de la main qui semble laisser choir ce qu'elle tient – les choses…
    Le chef parut ne pas avoir entendu ces premiers mots. Il continua, front baissé, les doigts travaillant le tabac dans le fourneau du brûle-gueule.
    – Tu sais, frère, les vieux comme toi, du vieux parti, doivent me dire toute la vérité… toute la vérité… Sinon à qui la demanderais-je, moi ? J'en ai besoin, j'étouffe parfois. Tout le monde ment et ment, et ment ! Du haut en bas, ils mentent tous que c'en est diabolique… Écœurant… Je vis au sommet d'un édifice de mensonges, comprends-tu ? Les statistiques mentent, naturellement. Elles totalisent les bêtises des petits fonctionnaires de la base, les combines des administrateurs moyens, les imaginations, la servilité, le sabotage, la bêtise énorme de nos cadres dirigeants… Quand on n'apporte tous ces chiffres quintessenciés, je me retiens parfois pour ne pas leur dire : Choléra ! Les plans mentent parce qu'ils reposent neuf fois sur dix sur des données fausses ; les exécutants du Plan mentent parce qu'ils n'ont pas le courage de dire ce qu'ils peuvent faire, ce qu'ils ne peuvent pas faire ; les économistes les plus qualifiés mentent parce qu'ils sont des citoyens de la Lune, des lunatiques, je te dis ! Et j'ai encore envie de demander aux gens pourquoi, s'ils se taisent, leurs yeux mentent-ils ? Tu te rends compte ?
    S'excusait-il ? Il alluma rageusement sa pipe, mit les mains dans les poches, fut carré de la tête, des épaules pesantes, bien planté sur le tapis dans la clarté nette. Kondratiev le considérait avec amitié, méfiant pourtant au fond, et réfléchissant. Oser ? Il hasarda doucement :
    – N'est-ce pas un peu de ta faute, tout cela ?
    Le chef hocha la tête ; les rides minuscules d'un bon sourire frémissaient autour de son nez, sous ses yeux…
    – Je voudrais bien t'y voir, mon vieux, à cette place, tiens. La vieille Russie est un marécage : plus on avance, et plus le sol bouge, tu t'enfonces au moment où tu t'y attends le moins… Et puis, la racaille humaine… Refaire la mauvaise bête humaine, ça prendra des siècles. Je n'ai pas de siècles à ma disposition, moi… Eh bien, les dernières nouvelles ?
    – Détestables. Trois fronts tenant à peine ; une poussée, ils s'effondreront… On n'a pas même creusé des tranchées devant des positions essentielles…
    – Pourquoi ?
    – Faute de pelles, de pain, de plans, d'officiers, de discipline, de munitions, de…
    – Compris… Le début de l'an 1918, chez nous, hein ?
    – Oui… En apparence… Sans le parti toutefois, sans Lénine… (Kondratiev hésita pendant une infime fraction de seconde, mais ce dut être visible) sans toi… Et ce n'est pas un commencement, c'est une fin – la fin.
    – Les experts l'annoncent : trois à cinq semaines, disent-ils ?
    – Ça peut durer plus longtemps comme une agonie qui traîne. Ça peut crouler demain.
    – J'ai besoin, dit le chef, de prolonger la résistance de quelques semaines.
    Kondratiev ne répondit pas. Il pensait : « C'est cruel. À quoi bon ? » Le chef parut le deviner :
    – Nous valons bien ça, reprit-il. Bon. Nos tanks de Sormovo ?
    – Pas fameux. Les blindages passables… (Kondratiev se souvint que l'on avait fusillé, pour sabotage, les constructeurs : ombre d'une gêne.) Les moteurs, insuffisants. Jusqu'à 35 % d'avaries dans le combat…
    – C'est dans ton rapport écrit ?
    – Oui.
    Gêne. Kondratiev pensa qu'il ouvrait ainsi un procès, que ces 35 % luiraient en caractères de phosphore dans des cerveaux épuisés par des interrogatoires nocturnes. Il reprit :
    – Surtout défectueux, le matériel humain…
    – On me l'a déjà

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