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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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s'impose. Tu as raison, les vieux se font rares.
    – Tu te rappelles nos chasses au canard sauvage dans la toundra ?…
    – Tout, tout, vieux, je me souviens de tout. Va te reposer au Caucase. Seulement, là, un conseil : laisse tomber les sanas, grimpe le plus possible les sentiers de la montagne. Voilà ce que j'aimerais faire, moi.
    Ici s'éleva entre eux, en eux, un dialogue secret qu'ils suivirent tous les deux par divination, distinctement : « Pourquoi n'y vas-tu pas ? suggérait Kondratiev, ça te ferait tant de bien, frère. » – « Tentateur, les sentiers perdus, ricanait le chef. Pour qu'on m'y trouve un jour la tête fendue ? Pas si fou, on a encore besoin de moi… » – « Je te plains, Iossif, tu es le plus menacé, le plus captif d'entre nous… » – « Je ne veux pas être plaint. Je te défends de me plaindre. Tu n'es rien, je suis le chef, moi. » Ils ne dirent pas un de ces mots, ils les entendirent, ils les proférèrent seulement dans un double tête-à-tête, l'un avec l'autre corporellement et aussi l'un avec l'autre en lui-même, incorporellement.
    – Au revoir, au revoir.
    Au milieu de la vaste antichambre, Kondratiev croisa un petit personnage à lorgnons cerclés d'écaille, nez courbé et renflé, serviette lourde portée au ras du tapis : le nouveau procureur au Tribunal suprême, Ratchevsky. Ils échangèrent un salut réticent.

6. CHACUN SE NOIE À SA FAÇON
    Une douzaine de fonctionnaires brassaient depuis six mois les cent cinquante dossiers sélectionnés de l'affaire Toulaév. Fleischman et Zvéréva, nommés « enquêteurs chargés de suivre les affaires de la plus haute gravité », suivaient celle-ci d'heure en heure, sous le contrôle direct du haut-commissaire adjoint Gordéev. Fleischman et Zvéréva, tous deux tchékistes d'autrefois, c'est-à-dire des temps héroïques, eussent dû être suspects, ils le savaient et l'on pouvait dès lors compter sur leur zèle. L'affaire croissait en tous sens, se rattachant à une foule d'autres instructions, s'y dissolvant, s'y perdant, y resurgissant comme une dangereuse petite flamme bleue sous des décombres calcinés. Les enquêteurs poussaient devant eux une cohue de prisonniers disparates, tous exténués, tous désespérés, tous désespérants, tous innocents au vieux sens juridique du mot, tous suspects et coupables de bien des façons ; mais on avait beau les pousser, on n'arrivait avec eux qu'à de bizarres impasses. Le bon sens suggérait d'écarter les aveux d'une demi-douzaine de détraqués qui relataient comment ils avaient assassiné le grand camarade Toulaév. Une touriste américaine, presque belle, tout à fait folle, quoique armée d'un dur sang-froid, déclarait :
    – Je ne comprends rien à la politique, je hais Trotsky, je suis terroriste. Depuis mon enfance, j'ai rêvé d'être terroriste. Je suis venue à Moscou pour devenir la maîtresse du camarade Toulaév et le tuer. Il était tellement jaloux, il m'adorait. Je voudrais mourir pour l'U.R.S.S. Je crois qu'il faut des émotions bouleversantes pour aiguillonner l'amour du peuple… J'ai tué le camarade Toulaév, que j'aimais plus que ma vie, pour détourner le danger qui menaçait le chef… Le remords me prive de sommeil, voyez mes yeux. J'ai agi par amour… Je suis heureuse d'avoir accompli ma mission sur la terre… Si j'étais libre, je voudrais écrire mes mémoires pour la presse… Fusillez-moi ! Fusillez-moi !
    Dans ses moments de dépression, elle envoyait à son consul de longs messages (que l'on se gardait bien de transmettre) et elle écrivait au juge d'instruction : « Vous ne pouvez pas me fusiller parce que je suis américaine ! »
    – Putain soûle ! jura Gordéev, quand il eut passé trois heures à étudier ce cas.
    Ne simulait-elle pas la folie ? N'avait-elle pas, en réalité, pensé auparavant à commettre un attentat ? N'y avait-il pas dans ses propos l'écho de desseins mûris par d'autres ? Que faire de cette malade ? Une ambassade s'intéressait à elle, des agences de presse à l'autre bout du monde publiaient ses photos, décrivaient les prétendus tourments que l'inquisition lui infligeait… Des psychiatres, en uniforme, observant encore le rite des interrogatoires, s'efforçaient tour à tour, par la suggestion, par l'hypnose, par la psychanalyse, de la persuader de son innocence. Elle épuisait leur patience.
    – Eh bien, proposa Fleischman, persuadez-la au moins qu'elle a tué quelqu'un d'autre, n'importe qui…

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