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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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blancheur crue, et toute la ville devant eux, dont pas un bruit ne venait. Dans une sorte de cour spacieuse, en bas, assez loin…, entre une église trapue aux clochetons délabrés et un petit mur en briques rouges, des cavaliers georgiens s'exerçaient au sabre : galopant d'un bout de la cour à l'autre ; on les voyait, vers le milieu, se pencher jusqu'à terre pour atteindre au vol, de la pointe du sabre, un chiffon blanc…
    – Je n'ai pas à te juger, dit Kondratiev, troublé. Tu es le parti, toi (il perçut que cette formule plaisait), je ne suis, moi, qu'un vieux militant… (avec une tristesse nuancée d'ironie) un de ceux qui ont besoin de repos…
    Le chef attendait comme un juge impartial ou comme un coupable indifférent. Impersonnel, aussi réel que les choses.
    – Je crois, dit Kondratiev, que tu as eu le tort de « liquider » Nicolas Ivanovitch.
    Liquidé : le vieux mot qu'on employait sous la terreur rouge, par pudeur et cynisme, à la fois, pour exécuter. Le chef le reçut en face, sans broncher, tête de pierre.
    – Il trahissait. Il l'a reconnu. Tu ne le crois peut-être pas ?
    Silence. Blancheur.
    – C'est dur à croire.
    Le chef grimaça une sorte de sourire railleur. Ses épaules s'arrondissaient massivement, son front se rembrunit, sa voix devint pâteuse.
    – Évidemment… Nous avons eu trop de traîtres… conscients et inconscients… pas le temps de faire de la psychologie… Pas un romancier, moi… (Une pause.) Je les anéantirai tous, sans lassitude… sans merci… jusqu'au dernier des derniers… C'est dur, mais il le faut… Tous… Il y a le pays, l'avenir. Je fais ce qu'il faut. Comme une machine.
    Rien à répondre – ou crier ? Kondratiev fut sur le point de crier. Le chef ne lui en laissa pas le temps. Il revenait au ton de la conversation :
    – Et là-bas, les trotskystes continuent leurs menées ?
    – Pas tant que ne l'affirment les imbéciles. D'ailleurs, je voulais t'entretenir d'une affaire de peu d'importance, mais qui peut avoir des répercussions… Nos gens font de dangereuses bêtises…
    Kondratiev exposa en quatre phrases le cas de Stefan Stern. Il cherchait à deviner si le chef était au courant. L'autre, impénétrable et naturel, écoutait avec attention, prenait note du nom : Stefan Stern – comme s'il l'eût ignoré. L'ignorait-il vraiment ?
    – Bon, je verrai ça… Mais sur l'affaire Toulaév, tu te trompes : il y a complot.
    – Ah !
    « Peut-être, en effet, y a-t-il complot… » Ce fut dans le cerveau de Kondratiev un consentement trébuchant… « Me voici complaisant, que le diable m'emporte ! »
    – Me permets-tu une question, Iossif ?
    – Vas-y.
    Les yeux roux du chef gardaient leur expression amicale.
    – Le Bureau politique est-il mécontent de moi ?
    Cela signifiait, au vrai : « Es-tu mécontent, toi, maintenant que je t'ai parlé à cœur ouvert ? »
    – Comment te répondre ? fit le chef avec lenteur. Je ne sais pas, moi. Le cours des événements n'est pas satisfaisant, c'est certain, mais tu n'y pouvais pas grand-chose. Tu n'as passé à Barcelone que quelques jours, ta responsabilité n'est donc que peu engagée… Nous n'avons personne à féliciter quand tout fout le camp, hein ? Ha ha !
    Il riait d'un petit rire guttural qui se cassa net.
    – Maintenant, que faire de toi ? Quel travail veux-tu ? Veux-tu aller en Chine ? Nous avons là-bas des petites armées admirables un peu touchées par certaines maladies… (il se donnait le temps de réfléchir). Mais sans doute en as-tu assez des guerres ?
    – J'en ai assez, frère. Non, merci pour ce qui est de la Chine, évite-moi ça, s'il te plaît. Toujours le sang, le sang, j'en ai marre…
    Justement les mots qu'il n'eût pas fallu dire, qui étaient dans sa gorge depuis la première minute de cette rencontre, les mots les plus graves de leur dialogue secret.
    – Je te comprends, dit le chef, et ce fut tout à fait sinistre au grand jour limpide. Alors quoi ? Un poste dans la production ? dans la diplomatie ? J'y songerai.
    Ils traversèrent le tapis, en diagonale. Dormeurs éveillés. Le chef retint la main d'Ivan Kondratiev dans la sienne.
    – J'ai été heureux de te revoir, Ivan.
    Sincère. Cette étincelle au fond des prunelles, ce visage ramassé, vieillissement d'homme fort vivant sans confiance, sans bonheur, sans contacts humains, dans une solitude de laboratoire… Il continuait :
    – Repose-toi, vieux. Fais-toi soigner. À notre âge, après nos vies, ça

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