Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
gradé du service spécial des opérations secrètes, l'ordre de Lénine sur le sein droit, les joues pleines et bien rasées… « Pour quelle cause vais-je mourir ? » se demandait Boukharine, à haute voix, puis il parlait de la dégénérescence du parti prolétarien… Kondratiev voulut secouer ce cauchemar.
    – Prends le gouvernail, jeta-t-il au mécanicien.
    Assis à l'arrière, tout à coup fatigué, les mains jointes sur le genou, débarrassé des ombres, il pensa. Perdu évidemment. La vedette fonçait à travers cette évidence noire vers le roc. Perdu comme cette ville, cette révolution, cette république, perdu comme tant de camarades… Quoi de plus naturel, d'ailleurs ? À chacun son tour, à chacun sa façon… Comment avait-il pu ne pas s'en rendre compte jusqu'ici, vivre en tête à tête avec cette révélation cachée, sans la deviner, sans l'entendre, s'imaginer faire des choses importantes ou banales, alors qu'il n'y avait en réalité plus rien à faire ? La vedette s'accostait dans le port noir au milieu d'un chaos de pierres bouleversées. Une lanterne balancée précéda Kondratiev dans les ruines d'une construction basse au toit crevé, où les miliciens jouaient aux osselets à la lueur d'une bougie… Un morceau d'affiche, au-dessus d'eux, montrait des femmes décharnées enfin victorieuses de la misère, sur le seuil de l'avenir promis par la C.N.T… Kondratiev se fit conduire à onze heures dans des hôtels du gouvernement pour un entretien inutile avec les directeurs du service des munitions. Trop de munitions pour succomber, pas assez pour vaincre. Vers minuit, un membre du gouvernement lui offrit une collation. Kondratiev but deux grandes coupes de champagne ; un ministre de la Généralité de Catalogne trinquait avec lui. Le vin des terres françaises imprégnées du soleil le plus doucement allègre fit courir dans leurs veines des paillettes d'or. Kondratiev, de bonne humeur, toucha de l'index l'une des bouteilles et, sans penser nullement à ce qu'il allait dire :
    – Pourquoi, Señnor, ne réservez-vous pas ce vin aux blessés ?
    L'autre le regarda avec un demi-sourire figé. L'homme d'État catalan était grand, mince, voûté ; soixante ans, élégamment vêtu ; un visage sévère, éclairé d'un bon regard fin ; universitaire. Il haussa les épaules :
    – Vous avez bien raison… Et c'est une de ces petites choses dont nous sommes en train de mourir… Insuffisance de munitions, excès d'injustice…
    Kondratiev débouchait la deuxième bouteille. Chasseurs et chasseresses, aux grands feutres emplumés, poursuivant le cerf aux abois dans des taillis d'un autre siècle, le regardaient faire du haut de la tapisserie. Le vieil universitaire catalan trinqua de nouveau avec lui. Une intimité les rapprocha, désarmés l'un devant l'autre, comme s'ils eussent déposé l'hypocrisie dans l'antichambre…
    – Nous sommes vaincus, dit le ministre aimablement. On brûlera mes livres, on dispersera mes collections, on fermera mon école. Si j'en réchappe, je ne serai plus, au Chili ou au Panama, qu'un émigré dont personne ne comprendra le langage… Avec une femme détraquée, Señnor. Voilà.
    Sans qu'il sût comment, la question la plus incongrue, la plus énorme, lui échappa :
    – Mon cher Monsieur, avez-vous des nouvelles du señnor Antonov-Ovseenko que j'estime infiniment ?
    – Je n'en ai pas, répondit Kondratiev d'une voix sans timbre.
    – Est-il vrai que… qu'il a été… qu'on l'a… que…
    Kondratiev voyait de tout près, dans les prunelles du vieil homme sympathique, des stries vertes mêlées à de l'ombre.
    – … qu'on l'a fusillé ? compléta paisiblement Kondratiev. Vous savez, le mot est chez nous d'usage courant. Eh bien, c'est probablement vrai, mais je n'en sais rien au juste.
    Un drôle de silence d'extinction ou de découragement tomba sur eux.
    – Il a quelquefois bu ce champagne ici même, avec moi, reprit à voix confidentielle le ministre catalan.
    – Je finirai probablement comme lui, répondit de même, presque gaiement Kondratiev.
    Sur le seuil, dans l'entrebâillement de la porte blanc et or, ils se serrèrent les mains avec effusion, en reprenant leurs personnages conventionnels mais plus vivants que de coutume. L'un disait : « Bon voyage, cher Monsieur » et l'autre, répétait en piétinant sur place ses remerciements chaleureux pour le bon accueil. Ces adieux devenaient trop longs, ils en avaient le sentiment, mais à la seconde où

Weitere Kostenlose Bücher