Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
connais encore parfaitement. Je suis un vieux de la marine, moi.
    – Oui, camarade chef.
    Le canot bondit au ras des flots ainsi qu'une bête ailée : de fait, deux grandes ailes d'écume blanche jaillirent de ses flancs. Il y a, aux entrées d'une passerelle, sur un canal de Léningrad, de gros lions rouges aux ailes d'or, il y a… Qu'y a-t-il encore ? Il y a le large ! s'y jeter tout entier, sans retour, au large ! au large ! Le moteur ronflait, la nuit, la mer, le vide grisaient, c'était bon de s'élancer en droite ligne, sans savoir où, joyeusement, sans fin, bon comme un temps de galop dans la steppe… Nuits pareilles, les meilleures plus noires – meilleures à cause du danger moindre – autrefois devant Sébastopol quand nous y montions la garde, à bord de nos coquilles de noix, contre les escadres de l'Entente. Et parce que nous chantonnions tout bas les hymnes de la révolution mondiale, les amiraux des puissantes escadres avaient peur de nous. Passé, passé, c'est du passé, cet instant-ci, merveilleux, sera tout à l'heure du passé.
    Kondratiev donna de la vitesse, vers l'horizon. Quel prodige de vivre ! Il respirait profondément, il eût voulu crier de joie. Quelques mouvements pour enjamber le bord, un effort pour basculer, il tomberait au travers de l'aile d'écume battante et puis, et puis tout serait fini en quelques minutes, mais on fusillerait probablement ce petit Ukrainien.
    – D'où es-tu, mon gars ?
    – De Marioupol, camarade chef… D'un kolkhoze de pêcheurs…
    – Marié ?
    – Pas encore, camarade chef. À mon retour.
    Kondratiev vira de bord, mettant le cap sur la ville. Le roc de Montjuich émergea du néant, noir épais sur noir de ciel transparent. Kondratiev songea que la ville étendue sous ce roc, meurtrie par les bombardements, endormie dans la faim, le danger, les trahisons, l'abandon, aux trois quarts perdue déjà, morte qui se croyait encore promise à la vie, il ne l'avait pas vue, il ne la verrait point, il ne la connaîtrait jamais. Ville conquise, ville perdue, capitale des révoltes vaincues, capitale d'un monde naissant, perdu, que nous avons pris, qui s'échappe de nos mains, nous échappe, tombe, roule vers les tombes… Parce que nous, nous qui avons commencé la conquête, nous sommes à bout de souffle, vidés, nous sommes devenus des maniaques du soupçon, des maniaques du pouvoir, des affolés capables de nous fusiller nous-mêmes pour finir – et c'est ce que nous faisons. Trop peu de cerveaux capables de pensée claire dans ces masses d'Europe et d'Asie qu'une glorieuse infortune amena à faire la première révolution socialiste. Lénine le vit dès la première heure, Lénine résista tant qu'il put à l'inquiétude d'un destin si haut et si noir. En termes d'école, il faudrait dire que les classes ouvrières du vieux monde ne sont pas encore arrivées à la maturité, tandis que la crise du régime s'est ouverte ; il est advenu que les classes qui s'efforcent de remonter le courant de l'histoire, sont les plus intelligentes – bassement intelligentes –, les plus instruites, celles qui mettent la conscience pratique la plus développée au service de la plus profonde inconscience et du plus grand égoïsme… À ce point de sa méditation, tandis que de faibles lumières naissaient sur la ville enténébrée, Kondratiev revit en esprit le visage convulsé de Stefan Stern porté par les grandes ailes d'écume… « Excuse-moi, lui dit fraternellement Kondratiev, je ne peux plus rien pour toi, camarade. Je te comprends bien, j'ai été pareil à toi, nous avons tous été pareils à toi… Et je suis encore pareil à toi, puisque je suis sans doute perdu comme toi… » Lui-même ne s'attendait pas à conclure de la sorte, il en fut surpris. Le fantôme de Stefan, avec son front moite, les mèches folles de ses cheveux cuivrés, la grimace de sa bouche, la flamme tenace de son regard, se confondit comme dans le rêve avec un autre fantôme et ce fut Boukharine, son grand front bosselé, son spirituel regard bleu, son visage ravagé, encore capable de sourire, s'interrogeant devant le micro du Tribunal suprême, quelques jours avant de mourir – et la Mort était déjà là, presque visible, tout près de lui, une main sur son épaule, l'autre tenant le pistolet : la mort n'était point celle que vit et burina Albert Dürer, squelette au crâne ricanant, drapé dans la bure, armé de la faux du Moyen Âge, non : moderne, la mort, habillée en

Weitere Kostenlose Bücher