Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
ce que j'allais dire, je commençais comme tout le monde par les phrases creuses sur la vigilance du parti. Une centaine de têtes d'asphyxiés me regardaient d'en bas, la bouche ouverte, elles me paraissaient visqueuses et desséchées, endormies et méchantes, déformées par la colique. Le Bureau somnolait, ce que je pouvais dire pour te dénoncer n'intéressait personne, chanson connue d'avance qui ne me sauverait pas ; et chacun ne pensait qu'à soi… Je redevins absolument calme, mon ami, j'eus une énorme envie de plaisanter, je sentis que ma voix retombait d'aplomb, je vis des faces gélatineuses remuer faiblement, je commençais à les inquiéter. J'étais en train de dire tranquillement des choses inouïes, qui glacèrent la salle, le Bureau, le type du Comité central (il prenait des notes en vitesse, il aurait bien voulu disparaître sous terre). Je disais que les erreurs, dans notre travail accablant, étaient inévitables, que je te connaissais depuis douze ans, que tu étais loyal, que tu ne vivais que pour le parti, que tout le monde le savait d'ailleurs, que nous avons peu d'hommes comme toi et beaucoup de salauds… Un froid de banquise polaire m'environna. Du fond de la salle, une voix étranglée jeta : « Honte ! » Elle réveilla ces larves malades de peur, « honte ! » – « Honte à vous-mêmes ! », dis-je en descendant de la tribune, et j'ajoutai : « Vous êtes bien bêtes si vous vous croyez plus avancés que moi ! » Je traversai la salle dans toute sa longueur. Ils avaient tous peur que je ne vinsse m'asseoir près d'eux, ils s'aplatissaient sur leurs sièges à mon approche, tous ces collègues. J'allai fumer au buffet en faisant la cour à la serveuse. J'étais content, je tremblais tout entier… Je fus arrêté le lendemain matin.
    – Oui, oui, dit Erchov distraitement. Que voulais-tu dire de ma femme ?
    – Valia ? Elle venait d'écrire au Bureau de la cellule qu'elle divorçait… Qu'elle demandait à laver le déshonneur involontaire d'avoir été, par inconscience, la femme d'un ennemi du peuple… Et cætera… Tu connais ces formules. Elle n'avait pas tort, elle voulait vivre, Valia.
    – Sans importance.
    Erchov ajouta, plus bas :
    – Elle a peut-être bien fait… Qu'est-elle devenue ?
    Ricciotti fit un geste vague :
    – Je n'en sais rien… Au Kamtchatka, je suppose… Ou dans l'Altaï…
    – Et maintenant ?
    Ils se voyaient dans la lumière incolore, à travers la fatigue, un étonnement morne, un calme dévasté, simplifié.
    – Maintenant, répondit Ricciotti, il faut céder, Maximka. Aucune résistance ne sert à rien, tu le sais mieux que personne. Tu t'astreindrais à souffrir comme un damné, la fin serait la même, inutile au surplus. Céder, te dis-je.
    – Céder quoi ? Avouer que je suis un ennemi du peuple, l'assassin de Toulaév, un traître, quoi encore ? Répéter ce galimatias d'épileptiques ivres ?
    – Avoue, frère. Cela ou autre chose, tout ce que l'on voudra. D'abord, tu dormiras, puis tu auras une faible chance… Une très faible chance, presque nulle à mon avis, mais personne n'y peut plus rien… Maximka, tu es plus fort que moi, mais j'ai plus de jugement politique, tu en conviens… C'est ainsi, je t'assure. On a besoin de ça, c'est commandé comme on commande la destruction d'une turbine… Ni les ingénieurs ni les ouvriers ne discutent les ordres et personne ne s'inquiète des vies qu'elle coûtera… Je n'y avais même jamais pensé auparavant… Les derniers procès n'ont pas eu le rendement politique que l'on en attendait, on estime qu'il faut une nouvelle démonstration et un nouveau nettoyage… Tu comprends bien qu'on ne peut plus laisser de vieux nulle part… Nous n'avons pas à décider si le Bureau politique se trompe ou non…
    – Il se trompe effroyablement, dit Erchov.
    – Tais-toi là-dessus. Pas un membre du parti n'a le droit de parler ainsi. Si on t'envoyait à la tête d'une division contre les tanks japonais, tu ne discuterais pas, tu marcherais en sachant bien que personne n'en reviendrait. Toulaév n'est qu'un accident ou un prétexte. Je suis même convaincu, moi, qu'il n'y a rien derrière cette affaire, qu'il a été tué par hasard, figure-toi ! Admets pourtant que le parti ne peut se reconnaître impuissant devant un coup de revolver venu on ne sait d'où, peut-être du fond de l'âme populaire… Le chef est depuis longtemps dans une impasse. Peut-être perd-il la raison. Peut-être voit-il plus loin et

Weitere Kostenlose Bücher