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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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femmes qui devaient être debout sur un palier parlaient avec animation ; on distinguait jusqu'à leurs ongles teints, jusqu'aux tresses moulées sur l'oreille de l'une d'elles.
    – C'est étrange, dit Erchov à mi-voix.
    Il avala coup sur coup un verre de thé bouillant, puis une grande gorgée d'eau-de-vie. Il fut comme un homme qui commencerait à sortir du brouillard.
    – J'avais froid à l'intérieur… Tu comprends ce qui se passe, Ricciotti ?
    – Tout, mon vieux. Je vais tout t'expliquer. C'est clair comme une partie d'échecs pour débutants. Échec et mat.
    Ses doigts firent sur le rebord de la table un petit claquement définitif.
    – Je me suis suicidé deux fois, Maximka. Au moment de ton arrestation, j'avais un excellent passeport canadien, avec lequel je pouvais m'en aller… J'ai su ce qui t'arrivait, je m'y attendais, je me disais qu'on viendrait me chercher dans les dix jours – je ne me suis pas trompé… J'ai commencé à faire ma valise. Mais que devenir en Europe, en Amérique, à Stamboul ? Donner des articles à leur presse puante ? Serrer la main à des tas de bourgeois idiots, me cacher dans de petits hôtels pas propres ou dans des palaces et recevoir finalement une balle en sortant des waters ? Vois-tu, l'Occident, je le déteste, notre monde à nous, celui-ci, je le déteste et je l'aime plus que je ne le déteste, je crois en lui, j'ai tous nos poisons dans le sang… Et je suis fatigué, j'en ai assez… J'ai rendu mon passeport canadien au service de liaison. Je m'étonnais de passer, libre, comme un vrai vivant, dans les rues de Moscou. Je regardais tout en me disant que c'était la dernière fois. Je faisais des adieux à des femmes inconnues, j'avais tout à coup envie d'embrasser des enfants, je trouvais un charme extraordinaire à des dalles de trottoir marquées à la craie pour le jeu des fillettes, je m'arrêtais devant des fenêtres qui m'intriguaient, je ne pouvais plus dormir, je couchais avec des putains, je me soûlais. « Si par hasard ils ne viennent pas me chercher, me disais-je, qu'est-ce que je vais devenir ? Plus bon à rien. » Je me réveillais en sursaut, du sommeil ou de la soûlerie, pour tirer des plans tout à fait saugrenus dont je me grisais pendant une demi-heure. Partir pour Viatka, m'embaucher sous un faux nom comme contremaître dans les chantiers d'abattage des forêts… Devenir Kouzma, bûcheron, illettré, sans parti, non syndiqué, dis donc ! Et ce n'était pas absolument impossible, mais au fond je n'y croyais pas, je ne le voulais pas moi-même… Mon deuxième suicide, ç'a été la réunion de la cellule du parti : l'orateur envoyé par le Comité central devait évidemment parler de toi… Salle pleine, tous en uniformes, les visages verts, mon vieux, verts de peur, tous muets, mais il passait sur la salle des vagues de toux et de reniflements… J'avais peur moi-même et pourtant envie de gueuler : « Lâches, lâches que vous êtes, n'avez-vous pas honte de trembler ainsi pour vos sales petites peaux ? » L'orateur fut prudent, tout en circonlocutions vaseuses, il ne laissa tomber ton nom qu'à la fin, en parlant de « fautes professionnelles extrêmement sérieuses… qui pourraient justifier les soupçons les plus graves… ». Nous n'osions pas nous regarder, je sentais les fronts moites, les échines glacées. Car enfin, ce n'était pas toi que l'on ménageait en parlant de toi ! Déjà ta femme. Les arrestations n'étaient pas finies. Après tout vingt-cinq bonshommes de ton personnel de confiance étaient là, tous avec leurs revolvers et comprenant bien de quoi il retournait… Quand l'orateur se tut, nous tombâmes dans un trou de silence. L'envoyé du Comité central lui-même y tombait avec nous. Ceux qui étaient assis au premier rang, sous les yeux du bureau, se ressaisirent les premiers, naturellement, les applaudissements éclatèrent, une frénésie d'applaudissements. « Combien de morts applaudissent à leur propre supplice ? », me demandais-je, mais je faisais comme les autres pour ne pas me singulariser, nous applaudissions tous ainsi, sous les yeux les uns des autres… Tu t'endors ?…
    – Oui… Non, ce n'est rien, je me réveille… Continue.
    – Ceux qui te devaient le plus, les plus menacés par conséquent, parlèrent de toi avec le plus de perfidie… Ils se demandaient si l'orateur réticent du P.C. ne leur tendait pas un piège, c'était piteux. Je montai à la tribune, comme les autres, sans bien savoir

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