L'affaire Toulaév
très bien que rien ne pouvait servir à rien. Des accusés depuis très longtemps disparus argumentaient ainsi devant lui autrefois ; et il savait, lui, tout ce que cachaient ces misérables. Ou bien, il savait pourquoi les paroles étaient superflues. Le chef lui coupa la parole au milieu d'une phrase.
– Assez. Nous perdons notre temps avec ce traître cynique… C'est donc nous que tu accuses, canaille ? Hors d'ici !
On l'emmenait. Il n'avait fait qu'entrevoir l'éclair courroucé des yeux roux et le mouvement de couperet d'un coupe-papier sur la table. Erchov passa cette nuit à marcher dans sa cellule, la bouche amère, le souffle oppressé. Impossible de se pendre, impossible de s'ouvrir les veines, dérisoire de se jeter la tête contre le mur, impossible de se laisser mourir de faim, on vous nourrirait de force, à la sonde (il avait lui-même signé des instructions pour des cas de ce genre). Les Orientaux disent que l'on peut mourir si l'on veut mourir, car ce n'est pas le pistolet qui tue, c'est la volonté… Mystique. Littérature. Les matérialistes savent très bien tuer, ils ne savent pas mourir à volonté. Pauvres salauds que nous sommes ! – Erchov comprenait tout maintenant.
… Se passa-t-il quatre, cinq ou six semaines ? Ces mesures de la rotation du globe à travers l'espace, quel rapport ont-elles avec la fermentation d'un cerveau entre les murs bétonnés d'une prison secrète, au temps de la reconstruction du monde ? Erchov subissait sans défaillir des interrogatoires de vingt heures. Au milieu d'une foule de questions, en apparence étrangères les unes aux autres, celles-ci revenaient sans cesse : « Qu'avez-vous fait pour empêcher l'arrestation de votre complice Kiril Roublev ? Qu'avez-vous fait pour dissimuler le passé criminel du trotskyste Kondratiev, à la veille de sa mission en Espagne ? Quels messages lui avez-vous fait tenir aux trotskystes d'Espagne ? » Erchov expliquait que le dossier personnel de Kondratiev lui avait été communiqué par le Bureau politique au tout dernier moment ; que ce dossier ne contenait rien de particulier ; que les renseignements fournis par ses services étaient bons ; qu'il n'avait vu Kondratiev que pendant dix minutes à seule fin de lui recommander des agents sûrs… « Quels agents sûrs, justement ? » Au retour de ces interrogatoires, il dormait comme une bête assommée, mais parlait en rêve, car les interrogatoires se continuaient dans ses rêves…
À la seizième heure (mais pour lui ce pouvait être aussi bien, la centième, son intelligence se traînait dans la fatigue comme une bête fourbue dans la boue) du septième ou du dixième interrogatoire, il arriva une chose fantastique. La porte s'ouvrit, Ricciotti entra, simplement, la main tendue :
– Bonjour, Maximka.
– Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? Je suis si fatigué, le diable m'emporte, que je ne sais plus si c'est rêve ou veille. D'où sors-tu, frère ?
– Vingt heures de bon sommeil, Maximka, et tout s'éclaircira, je t'en réponds. Je t'arrangerai ça.
Ricciotti se tourna vers les deux enquêteurs assis derrière le grand bureau, comme s'il eût été leur chef :
– Maintenant, camarades, laissez-nous… Du thé, des cigarettes, un peu de vodka, je vous en prie…
Erchov lui voyait le visage décoloré des vieux prisonniers, beaucoup de cheveux blancs dans les boucles négligées, des lèvres violettes désagréablement ridées, des vêtements avachis. L'étincelle spirituelle du regard de Ricciotti s'allumait encore, mais au travers d'une buée. Ricciotti s'efforçait à sourire.
– Assieds-toi, on a le temps… T'es crevé, hein ?
Il expliqua :
– J'occupe probablement une cellule pas loin de la tienne. Seulement, avec moi les petites formalités sont finies… Je dors, je me promène dans la cour… je reçois un verre de compote à chaque repas, je lis même les journaux… (Ses paupières battirent, ses doigts esquissèrent un claquement.) Emmerdants, les journaux… C'est curieux comme les panégyriques changent d'aspect quand on les lit dans une prison souterraine… Nous sombrons comme un bateau qui… (Il se ressaisit.) Je me repose, tu comprends… Arrêté une dizaine de jours après toi…
On apportait le thé, les cigarettes, la vodka. Ricciotti ouvrit largement les tentures de la fenêtre, ce fut le grand jour dans une vaste cour carrée. Dans les bureaux d'en face les dactylos passaient devant les vitres. Plusieurs jeunes
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