L'Américain
centaines et des centaines de bêtes. Les psychanalystes de poche diront sûrement que je tuais papa quand je perpétrais mes massacres. Je ne le crois pas. J’aurais éprouvé du plaisir. Or, il n’en est rien. Je me sens sale. Sale, déjà, quand après m’être emparé du lapin dans le clapier, je l’amène en le caressant, pour le calmer, sur le lieu du sacrifice. Sale, plus encore, quand je cours, pour l’attraper, après le poulet piaulant qui finit par tomber en arrêt, à bout de souffle, les ailes en croix. Sale, surtout, après avoir porté mon coup, quand les pattes de la bête repoussent la mort, avec frénésie, et que le clapotis de la vie glougloute ses bulles rouges. Ça lutte comme ça peut pendant une minute ou deux, et puis le calme revient.
Je me sens sale et j’ai honte chaque fois. Comme si je venais de commettre un crime contre la beauté du monde. Contrairement à maman, j’observe toujours le spectacle, même s’il ne m’inspire que dégoût. Souvent, je vois la mort qui passe, comme un rideau qui se ferme, subitement, dans les yeux de la bête, tandis que l’herbe suce doucement ses derniers bouillons de vie. Preuve que les animaux aussi ont une âme.
C’est pourquoi je m’applique. J’ai encore en tête l’image de ce lapin qu’avait, si j’ose dire, tué pour nous une vieille voisine du quai d’Orival, au bord de la Seine. Après l’avoir assommé d’un revers de main, elle lui arracha un œil, pour le saigner, puis le dépouilla et lui vida les boyaux. Quand elle l’apporta à maman pour qu’elle le mette au réfrigérateur, la bête se mit à gigoter dans son plat en verre. On aurait cru qu’elle cherchait à se redresser.
« C’est pas grave, dit la vieille.
— C’est affreux, fit maman.
— C’est nerveux. »
Il fallut tuer le lapin une seconde fois. Je ne me suis jamais rendu coupable d’un crime de ce genre. Tuer est une science. Je ne me donne pas le droit à l’erreur. Je ne supporte pas la souffrance. Ni le sang.
Certains jours, pourtant, je suis couvert de sang. Avant mes tueries, je prends toujours la précaution, comme maman auparavant, de chausser de grandes bottes. Mais lorsque, à mes pieds, les bêtes protestent contre leur agonie et que j’ai le malheur de me pencher un peu trop par-dessus, elles me jettent leurs postillons sanglants jusque sur le visage. Je déteste ça.
Je retrouve toujours une sorte de bien-être quand j’écorche ou plume la bête avant de lui fendre le ventre pour y plonger la main et en sortir les boyaux vivants. J’éprouve même un certain ravissement alors qu’ils enlacent mes doigts en fumant leur odeur douce et sucrée. J’aime leurs baisers juteux. La bête m’appartient, désormais. J’en fais ce que je veux. Je la pelote, je la découpe, je lui donne une seconde vie.
Papa feint de ne pas s’intéresser à mes activités mortifères. Le dimanche matin, quand je vais tuer mes bêtes pour le repas de midi et le reste de la semaine, il s’arrange toujours pour disparaître. Il revient juste pour mettre ses pieds sous la table et s’emplir la panse de mes spécialités. La pintade aux choux, que je cuis à la cocotte, après l’avoir fait revenir avec des oignons, des échalotes, des pommes en l’air et de terre. Le lapin aux anchois, une recette de maman, que je crois avoir améliorée en ajoutant de l’ail et de la poudre de noisettes.
Je fais souvent la cuisine, le dimanche. Pendant ce temps, maman, aidée par mes deux sœurs, passe toutes les pièces de la maison au balai et à l’aspirateur, avant de s’attaquer à la lessive de la semaine. Moi, je ne prépare que les viandes que j’ai tuées. À charge pour ma mère d’assurer les desserts qu’elle a une fâcheuse tendance à bâcler mais que j’engloutis joyeusement, comme son entremets de tapioca aux œufs.
Je ne suis pas seulement le tueur nourricier, à la maison. Je suis aussi l’ange exterminateur qui mène une guerre totale aux souris et aux taupes. J’empoisonne les premières, mais, parfois, mon exaspération est si grande devant leur invasion continuelle, que je les supprime à coups de pied ou de bâton, tandis que fusent leurs petits cris d’effroi qui m’attendrissent encore au moment où j’écris ces lignes. En ce qui concerne les taupes, je suis passé maître dans l’art de les piéger, et les voisins, souvent, font appel à mes services. Je place mes engins de mort dans toutes les galeries en même temps, y
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