L'Américain
compris sous les taupinières les moins fraîches. Avec moi, les bêtes ne s’en sortent jamais. Je vends leurs peaux en ville.
Je suis aussi le bourreau des chats. En arrivant à Bosc-Roger, mes parents, excédés par la prolifération des souris, s’étaient procuré une chatte. Elle commit l’erreur de mettre au monde sa première portée, nuitamment, dans ma chambre, au pied de mon lit. Le lendemain, j’avais tué tous les chatons à coups de marteau. Sauf un. Depuis, elle donnait le jour à ses petits loin de nous, dans des cachettes introuvables, au bout d’une haie ou derrière du vieux bois.
Quand elle venait nous les présenter, quelques semaines plus tard, ils avaient l’air de peluches. Le poil ébouriffé, l’air joueur, les yeux pleins de ciel. J’avais du mal à les attraper, davantage encore à les liquider. Régulièrement, j’en graciais un. Tant et si bien que nous nous retrouvâmes, un jour, au milieu d’une mer de chats qui nous déferlait dessus, dès que nous sortions de voiture, en fin de journée, et qui miaulait à gorge déployée jusqu’à ce qu’on lui ait servi son manger.
Nous avons parfois jusqu’à cinquante chats, ce qui met maman hors d’elle. Il faut lui éviter les contrariétés. C’est mauvais pour son ulcère. Et je ne peux lui donner tort : outre le ridicule de la situation et les nuisances de toutes sortes pour le voisinage, ils n’ont même pas la gratitude du ventre. Passe encore pour leurs concerts nocturnes devant la porte de la maison, quand ils estiment n’avoir pas reçu leur content. Ma mère ne leur pardonne pas, surtout, cette déplorable habitude qu’ils ont de manger les pattes que les lapins laissent passer à travers la grille du clapier, quand ils prennent le soleil. C’est ainsi que nous avons plein de lapins manchots, à la maison. Parfois, cul-de-jatte aussi.
Certaines années, ma mère décide donc de procéder à ce que j’appelle un « grand massacre » et qui consiste à exterminer la plupart des chats, au petit bonheur. Papa, lui, ne veut pas en entendre parler. Il reste fidèle à sa maxime : « Cachez ce sang que je ne saurais voir. » C’est donc sur mes épaules qu’échoit l’office, assisté de maman, d’ordonnateur du « grand massacre » biennal ou triennal, c’est selon. J’ai ça en horreur.
Ma méthode d’extermination est bien rodée. Je mets les chats à la diète pendant une journée. Le lendemain, je creuse un grand trou. Muni de gants de jardinage pour me protéger des griffures, je les attrape en leur présentant des morceaux de viande, les enferme dans un seau à couvercle rempli de chloroforme puis, quand ils sont endormis, leur brise la tête à coups de maillet avant de les jeter dans mon charnier de fortune.
Tandis que maman et moi tuons les chats à la chaîne, mes frères et mes sœurs nous agonisent d’injures. Un jour, papa se joint même à leur chœur et nous jette des pierres, mais de loin, sans trop s’approcher, comme s’il craignait de voir la mort en face. Cette fois-là, il est vrai, nous commettions le « grand massacre » devant la maison, et non dans le coin discret du clos, derrière un bâtiment, que l’on réservait d’ordinaire aux sacrifices d’animaux.
Après des années de ferme, papa ne s’est jamais habitué à la mort. Je vois bien qu’il a les yeux humides chaque automne, quand le maquignon charge dans la bétaillère ses bœufs ou son veau sous la mère. J’observe aussi que, contrairement à maman, il ne se précipite jamais pour rendre hommage aux morts, sitôt qu’ils ont poussé leur dernier soupir.
Moi, avec mes mains rouges, la mort ne me fait pas peur. Mais l’idée de mourir, parfois, me terrorise.
20
À quarante-sept ans, papa a déjà des cheveux de neige. Il me semble aussi vieux, parfois, que mes deux grands-pères. Mais, de plus en plus souvent, un bon sourire se glisse entre ses joues. Il s’est mis à peindre. Des paysages de Normandie. Des mares, des champs de pommiers, des ciels tumultueux. Ça le calme. Il présente même, parfois, certains signes extérieurs du bonheur, un mélange d’indolence et d’insouciance.
Disons qu’il fait des pauses dans son malheur et que la vie lui répugne moins. Je prends toujours des roustées, une ou deux par mois, mais il ne porte plus la main sur maman, qu’il traite, désormais, avec une affection bourrue. C’est grâce à la peinture, j’en suis sûr. Son petit bonheur est là,
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