L'Américain
derrière ses pinceaux. Il n’est pas en face, ni au loin. Encore moins dans l’opulence américaine, qui continue de le révulser.
Lors d’une visite à ses parents, aux États-Unis, papa a été convoqué par Alexander Proudfoot, le frère de grandma, l’un des grands manitous de Chicago. Des petits yeux porcins, la peau luisante, le ventre en tambour. Le genre qui ne perd pas de temps et qu’harasse la lenteur du monde. Avec ça, une poigne très franche d’homme de parole, prêt à mourir pour un dédit ou un faux bond.
Il est à la tête d’une énorme compagnie, spécialisée dans le conseil de gestion qui porte son nom. Il l’a fondée tout seul, quelques décennies plus tôt, dans une petite pièce minable, au cœur d’un quartier pourri, comme dans les contes de fées américains. Ses nombreux mariages ne lui ayant laissé que des pensions alimentaires à payer mais aucun enfant, Alexander Proudfoot a décidé de céder son empire à mon père, son neveu, afin qu’il en assure la postérité familiale. Il croit au sang bien plus qu’en Dieu.
Avant leur entretien, au siège de l’Alexander Proudfoot Company, grandma a dit à mon père que cette proposition est la chance de sa vie. La bonne pioche. Qu’il devient tout racorni, dans sa ferme normande, à écouter tomber la pluie qui ne s’arrêtera pas de sitôt. Surtout que c’est comme ça depuis des siècles, il n’y a pas de raison que ça cesse. La Normandie a certes enfanté Flaubert et Maupassant, mais qu’en a-t-elle fait ? Des neurasthéniques.
À qui papa fera-t-il croire qu’il n’a jamais rêvé, lui aussi, de gloire, d’or, de soleil et d’avions privés ? « Il n’est que temps, lui dit grandma, de sortir de l’obscurité où la France t’enferme pour accepter la lumière qui s’offre à toi et devenir l’un des grands personnages du pays, morbleu. »
Papa n’aime pas vraiment le Crésus de la famille. Trop égocentrique, trop branquignol aussi. Il prétend toujours tout dominer, mais laisse ses propres désirs le mener par le bout du nez. Pour maigrir, un diététicien a conseillé, par exemple, à l’oncle Alex de manger un bifteck tous les matins, au petit déjeuner, et de faire ensuite une longue marche. Il ne suit que la première partie du régime. Quand il conduit lui-même sa voiture, le dimanche, il lui arrive de faire des courses d’une centaine de miles sur l’autoroute, en oubliant sa destination, sous prétexte qu’un morveux a osé le doubler. Il prétend qu’il gagne toujours.
J’imagine qu’Alexander Proudfoot a les mains sur le ventre, quand il reçoit papa. Il a un tic. Il pianote sur sa bedaine, l’air primesautier et le regard en coin, pendant cette conversation que grandma m’a souvent rapportée par la suite, avec une consternation jamais atténuée par le temps.
« Je vais faire de toi l’un des hommes les plus riches des États-Unis, dit l’oncle Alex.
— Et alors ?
— Tu pourras t’acheter ce que tu voudras. Voyager. Commencer une collection de tableaux. Donner la meilleure éducation à tes enfants.
— Je ne peux pas accepter.
— Pourquoi ça ?
— J’ai trop peur d’être malheureux.
— Parce que tu ne l’es pas aujourd’hui ?
— Je le serais encore davantage. J’étoufferais.
— Un patron n’étouffe jamais. Est-ce que j’ai l’air d’étouffer ? je te demande un peu...
— Je suis un artiste. J’ai besoin de peindre, de respirer, de prendre mon temps, et puis je ne sais pas comment je pourrais vivre sans pouvoir regarder une seule fois dans la journée les yeux d’une vache. »
Je ne sais rien de plus sur leur échange mais je sais qu’Alexander Proudfoot en fut si marri qu’il déshérita papa. Sur le coup, j’en voulus beaucoup à mon père. Il me semblait qu’il avait mal défendu les intérêts de la famille. Au lieu de le provoquer, il aurait pu vendre à son oncle une solution de rechange. Moi, par exemple. J’avais seize ans. Il suffisait de me former et j’aurais fait l’affaire.
Son attitude avait plongé grandma dans les affres de l’affliction, et elle répétait, en levant les yeux au ciel et en se tordant les mains :
« Tout ça pour les yeux d’une vache ! »
L’oncle Alex crut trouver sa vengeance en couchant sur son testament à peu près tout le monde, sauf papa. Mais mon père s’en fichait. Il se fichait de l’argent. De l’apparence aussi. Il la soignait si peu, certains dimanches,
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