L'amour à Versailles
probablement pas grand-chose, si ce n’est qu’il y a de fortes chances que soit elle, soit son enfant, y perde la vie. Peut-être même a-t-elle vu au Louvre quelques toiles de petits maîtres anglais représentant l’époux posant un mouchoir sur le visage de son épouse décédée, tandis que la nouvelle femme allaite le petit de la morte, ou, plus terrifiant encore, les gravures hollandaises où c’est la Mort elle-même qui emporte l’enfant à sa mère qui repose. Louise a dix-neuf ans, elle accouche loin de sa mère, loin de ses amies, loin de celui qu’elle aime, car si Louis XIV a demandé à ce qu’elle soit entourée des meilleurs soins, des meilleurs médecins, il ne peut être présent. Si du point de vue médical, elle a bénéficié d’un traitement que beaucoup de ses consoeurs, même de la plus haute noblesse, peuvent lui envier, il n’en reste pas moins, que, d’un point de vue affectif, elle est seule.
Le 19 décembre, après la venue de l’enfant, Boucher, le chirurgien, écrit à Louis XIV : « Nous avons un garçon, qui est très fort. La mère etl’enfant se portent bien, Dieu merci ! J’attends les ordres. » Les instructions ne tardent guère : le garçon, enlevé à sa mère, est baptisé Charles Lincourt, porté à Saint-Leu, puis confié aux bons soins de deux domestiques, les Beauchamp. Son enfant n’est déjà plus le sien. Il n’est guère étonnant dans ces conditions que, quand quelques jours plus tard Louis XIV la contraint d’assister à la messe avec lui, on la trouve « fort changée ».
Elle a toujours été un peu mélancolique, mais cette langueur lui donnait un charme supplémentaire : on s’appliquait à la faire sourire, le roi dépensait littéralement des trésors et des fêtes, pour la voir joyeuse. Aujourd’hui l’humeur s’est répandue sur son visage, a creusé des cernes sous ses paupières et a gâté ses dents. Elle est devenue laide. Elle se cache : depuis 1663, elle vit, solitaire, à Versailles ou au palais Brion, une annexe du Palais-Royal, en tous les cas loin des courtisans. Elle s’exclut des réjouissances et n’assiste plus aux cérémonies officielles, à part peut-être à la messe. Le roi n’apprécie guère cette conduite pudique : à vingt-neuf ans, il construit des Apollon partout et a pour projet de se mirer dans une galerie de 73 mètres de long ornée de miroirs. La discrétion n’est pas son fort, il met même un point d’honneur à s’afficher avec Louise. Il l’expose, offrant à tous la débâcle du visage de sa maîtresse, qu’il n’aperçoit pas, tant qu’il en est amoureux.
Les bonnes âmes de la Cour, jalouses ou seulement médisantes, ne se privent pas de commenter l’effondrement de la beauté de Louise, en attendant sa déchéance sociale. La favorite est au centre de toutes les conversations, et comme elle n’est que rarement présente, les cancans sont de plus en plus perfides. La Cour, qui ne séjourne pas encore à Versailles, fourmille comme toujours d’une armada d’intrigants, et surtout d’intrigantes, les Olympe de Soissons, les Guiche, les Montalais, les Houdancourt ou les Montausier, autant de personnages dont l’histoire a archivé les noms, mais que la postérité n’a pas retenus, prêts à écorner la réputation de Louise à défaut de l’écorcher. Les persifleurs déversent leur fiel sur la fleur qui se fane. Est-elle apparue plus pâle que de coutume? Elle porte les couleurs de sa famille, le gris. Un d’Ormesson écrit à son propos : elle est « maigre, décharnée, les joues cousues, la bouche et les dents laides, le bout du nez gros et le visage fort long ». Nul étonnement à ce que Louise s’enterre, loin des railleries et des mondanités, préférant ne pas voir toutes celles qui se jettent ou que l’on jette au cou du roi, dont elle est, à vingt-trois ans, la vieille maîtresse.
Elle préfère la solitude, notamment celle de Versailles , où Louis XIV la rejoint encore, pour vérifier la bonne avancée des travaux. Sur la terrasse,sans doute doivent-ils penser tous les deux que le château s’élève tandis qu’elle tombe en ruine. Il lui désigne les bosquets de buis et d’ifs que Le Nôtre transforme en statues végétales ou le Parterre d’eau que Lebrun peuple d’athlètes représentant les fleuves et de nymphes aux courbes gracieuses figurant les rivières. Si ni lui ni elle n'ont jamais été de grands bavards, le fait est qu’ils n’ont plus
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