L'amour à Versailles
biche passer juste à son côté : elle se poste en plein milieu du chemin, rien n’y fait : le roi est un « viandard » et, quand il s’agit de gibier, préfère la biche à la gazelle. Il passe sans la regarder : il n’a pas même tourné la tête. Elle rentre la mort dans l’âme, jette robe, cravache,chapeau et lavallière au feu et va pleurer dans le jardin. Comme dans le conte, ses larmes sont à émouvoir les pierres. C'est alors qu’en guise de fée marraine surgit Claudine Alexandrine Guérin de Tencin, soixante ans, beaucoup d’esprit, beaucoup d’embonpoint et d’entregent mais fort peu de sagesse qui sort de son corsage débordant un mouchoir et aussitôt annonce qu’un bal masqué est donné à Versailles, en l’honneur des fiançailles du Dauphin. Jeanne sanglote de plus belle : « Je l’ai déjà croisé deux fois, il ne m’a même pas vue ! Suis-je donc si vilaine qu’il faille me déguiser? » Mme du Tencin la rassure sur ses charmes, lui chantonne « La Pernette », ancienne version de « Ne pleure pas, Jeannette », et lui explique que Louis XV est un joueur, un prince secret, et qu’il est des déguisements qui révèlent la beauté mieux que n’importe quelle robe. En bergère par exemple, elle serait à croquer. Qui plus est, dans les autres occasions Louis XV était occupé, il faisait le roi, là, il n’aura rien d’autre à faire que de s’amuser, il pourra y être un homme. A la vérité, les paroles de Mme de Tencin ne sont pas mues par la charité d’âme. Entre la mort de Fleury, influent ministre de Louis XV, et la disgrâce de son parent le cardinal de Tencin, elle a grand besoin d’un appui à Versailles : la petite Pompadour avec son visage pur et ses mains expertes lui sera un atoutde prix. Elle est en outre appuyée par Tournehem, le beau-père de Jeanne, qui prend les devants en envoyant son fils en voyage d’affaires !
Arrive le grand soir. Celle qui est encore Mme d’Étioles a le coeur qui bat la chamade et Mme de Tencin pour chaperon. Les fiancés défilent : Mme de Tencin se moque d’eux, Jeanne s’esclaffe de son rire dont on a dit qu’il était si peu distingué. Le bal va commencer. Il est ouvert par les promis. On applaudit le Dauphin, on s’extasie devant l’infante d’Espagne, mais toutes les femmes ne pensent qu’à une seule chose : trouver le roi. En quoi s’est-il déguisé? Qui saura le reconnaître? Parmi elles, Jeanne guette : il ne peut s’agir du colosse en armure, quand on est roi, on ne se déguise pas en prince, ni de ce doge, il est trop grand. A un moment, Jeanne danse avec un corsaire et hésite : et si c’était lui? Elle ne dit rien, trop timide. Un inquisiteur espagnol lui fait des avances en termes crus : c’est un libertin. Un chevalier à la taille de guêpe la saisit par le coude, et lui propose une promenade en extérieur. Passionnée de botanique, elle manque d’accepter puis se ravise : elle ne doit pas se distraire de son objectif. L'autre lui promet le jardin des délices si elle l’accompagne. Sa voix est si haute que Jeanne se demande s’il ne s’agit pas d’une femme. Un homme déguisé en if prend part à la conversation :Jeanne trouve son accoutrement ridicule. Elle voit au fond du tronc, en guise d’yeux, deux trous brillants et curieux, avides. Il lui explique que l’if est l’arbre de vie, symbole d’immortalité et ajoute d’un air entendu qu’il est toujours vert. Elle badine quelques instants en rétorquant qu’il y a beau temps à être éternellement vert lorsqu’on n’a pas de bras, ponctué d’un « bougre » qui la fait aussitôt rougir. Il sourit. Jeanne vient de séduire le roi.
Quelques jours plus tard, très exactement le 28 février 1745, elle reçoit la visite du valet Lebel, officiellement premier valet du roi, en fait chargé de rabattre les filles. Son sang ne fait qu’un tour : il lui assure que le monarque veut la rencontrer. En secret, Jeanne Poisson est présentée à Louis XV, c’est-à-dire, vu les moeurs du souverain, offerte. Que se passa-t-il ? Nul ne le sait, évidemment, mais pour ma part je serais tenté de croire que l’aspirante mérita bien son nom. Il ne s’agit pas seulement de ma fantaisie : la future Mme de Pompadour était très connue pour ses talents d’alcôve. L'abbé de Bernis, tout ecclésiastique qu’il fût, composa un sonnet à double entente, quoique fort explicite, à propos des fossettes de la belle :
Ainsi qu’Hébé la jeune
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