L'amour à Versailles
chassé et soupé comme à son ordinaire, il faisait sa partie de jeu habituelle, lorsque, tout à coup, il se plaignit avec humeur d’une odeur d’oignon, qu’il disait être insupportable, et il m’ordonna de descendre dans les cuisines, pour examiner les casseroles, afin de faire emporter celles qui s’y trouveraient. »
Des Cars n’en trouve point et prend, ce soir-là, son dernier café servi par le roi. La nuit, le mal s’aggrave et le roi ne peut plus quitter Trianon. A son chevet, les médecins se multiplient. Beaucoup croient à la grande vérole, tant les manifestations peuvent en être similaires au début et tant les moeurs du roi sont dissolues. Tous enfin se révèlent incapables d’apaiser le mal. Mme du Barry veille, lui éponge le front, n’hésite pas, quelquefois, à donner des baisers à son roi lépreux. Ce dévouement sans faille s’explique peut-être par l’amour, plus certainement par un sens de l’intérêt bien compris. Sans le roi, du Barry n’est rien, elle le sait : la Cour la méprise, le peuple la déteste, la Dauphine la hait. Elle est certaine que sitôt le roi disparu, elle sera bannie comme une malpropre. Et puis elle a encore l’espoir qu’il la couche, sur son testament cette fois.
A Versailles, les courtisans s’inquiètent, beaucoup se réjouissent, quelques-uns désespèrent, la plupart sont aux aguets, comme des badaudsdevant un accident tragique, ou des paparazzi au chevet d’une star à l’agonie. Les rumeurs les plus folles, et les plus nauséabondes, circulent sur le mal mystérieux du roi, reclus avec sa maîtresse à Trianon. Certains prétendent même qu’elle l’a empoisonné. Pour faire taire la foule, le roi est ramené à Versailles, cadavérique. Bien qu’affaibli, il est encore suffisamment conscient pour s’opposer aux traitements des médecins : les hypocondriaques sont les plus mauvais patients. Lorsque arrivent les Sutton, célèbres inoculateurs anglais, avec dans leur mallette le seul remède qui aurait pu sauver le souverain, ce dernier refuse la poudre miraculeuse, craignant qu’elle s’avère toxique. A la troisième saignée, qui va généralement de pair avec les derniers sacrements, le roi déclare : « Une troisième saignée? C'est donc une maladie? Une troisième saignée me mettra bien bas. Je voudrais bien qu’on ne me fît pas une troisième saignée. Pourquoi cette troisième saignée? »
Fort heureusement, Louis XV redoute tellement d’être malade qu’il s’évanouit à la vue du chirurgien, qui peut donc le saigner tout son saoul. Le 30 avril, les premières rougeurs apparaissent : un vent de panique souffle sur Versailles. L'épidémie est à craindre, chacun redoute la contagion, les plus influençables se couvrent de boutons fictifs, les plus malheureux, une cinquantaine, sont atteints. Lescourtisans détalent, le palais se vide. Seules sont restées Mme du Barry, qui n’a rien à perdre, ainsi que les filles du roi. Le 4 mai, Louis XV capitule, accepte son état, et conjure Mme du Barry de s’éloigner, tant qu’elle est en bonne santé, et tant qu’il n’est pas devenu difforme. La favorite n’emporte avec elle que ce souvenir du roi : elle quitte Versailles sur-le-champ, en carrosse. Elle n’y revint jamais.
Le palais des fées devient le repaire d’un monstre. L'oeil-de-boeuf est une infection, les mouches envahissent la salle de bal, les couloirs vides bruissent des cris de douleur du malade : le château pourrit en même temps que son propriétaire. Le roi agonise entouré de quelques proches. Le duc de Croÿ raconte ses derniers moments :
« On peut se représenter ce que c’est que de voir, dans un lit de camp, au milieu de la chambre, tous les rideaux éclairés par des quantités de cierges, le roi avec un masque comme du bronze et grossi par les croûtes… sans que le visage d’ailleurs fût déformé ni ne montrât d’agitation, enfin comme une tête de Maure, de nègre, cuivreux et enflé. »
Au loin, dans cette atmosphère crépusculaire, un orage éclate, recouvrant de ténèbres le roi qui entre en agonie, tandis qu’à Paris, les chansonniers entonnent gaiement :
La vérole, par un bienfait,
A mis Louis XV en terre.
En dix jours, la petite a fait
Ce que, pendant vingt ans, la grande n’a pu faire.
Quelques jours plus tard, le corps de Louis XV est conduit, de nuit, vers la basilique de Saint-Denis. La foule hurle « Taïaut! Taïaut! » sur son passage. Le roi est
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