L'Amour Courtois
de l’amant de sa femme, n’est plus que le
roi d’un jeu d’échecs dérisoire où il attend le moment d’être mat. Et tout cela
est la faute, non seulement des gelos et des lausengiers qui se pressent autour du couple des
amants, mais également des confidents qui ne savent pas tenir leur langue. L’amour
courtois, facteur de cohésion sociale, est une de ces recettes mystérieuses et
cachées sans lesquelles rien ne peut tourner normalement dans le monde, puisque
c’est nécessairement une transgression d’interdit par le biais d’un couple infernal qui travaille à l’instauration d’un
paradis. Par là même, et en déplaçant légèrement les données du problème, on
peut prendre conscience de l’importance de la pensée dite hermétique dans l’évolution de la société européenne
du Moyen Âge : ce qui est subversif, et susceptible de transformer l’aspect
des choses, doit obligatoirement être caché du plus grand nombre. D’une part ce
plus grand nombre ne comprend pas la portée de l’action ainsi engagée ; d’autre
part, ce même plus grand nombre n’est pas capable d’apprécier réellement la puissance
de la transgression, et elle peut s’en servir à des fins médiocres, c’est-à-dire
vidées entièrement de leur potentiel authentique. Dans cette optique, il n’est
pas impossible de considérer l’amour courtois, dans toutes ses manifestations
visibles ou invisibles, comme une doctrine hermétique qui perd de son
efficacité lorsqu’elle est divulguée sans contrôle et sans initiation préalable.
Le sixième précepte ne concerne plus les rapports des amants
avec la société mais les dispositions de l’amant vis-à-vis de la dame :
« Conserve-toi pur pour ton amante . »
Cela rejoint les conseils que l’on donnait volontiers à la jeune fille
autrefois de se garder vierge jusqu’au mariage, à la grande satisfaction du
mari qui pouvait toujours s’enorgueillir d’avoir possédé le premier une femme. De tels conseils font aujourd’hui sourire quand ils ne
déclenchent pas une franche hilarité, surtout après ce que l’on a appelé la
libération sexuelle. Il faut pourtant considérer ce sixième précepte comme un
élément essentiel de la problématique courtoise.
Certes, la formulation est ambiguë. S’agit-il de pureté
avant la rencontre de l’amante, ou de la pureté pendant la liaison avec cette
amante ? Le texte ne le dit point. De plus, qu’est-ce que cette pureté ?
Doit-elle être considérée comme une pureté physique, donc comme une véritable
chasteté, ou doit-elle être comprise comme un état d’esprit, une concentration
d’énergie dirigée vers l’être aimé, auquel cas il conviendrait de lui substituer
le mot « fidélité » ? Il est fort difficile de répondre à ces diverses
questions. Peut-être, en fonction des récits romanesques de l’époque courtoise,
convient-il d’écarter le concept de chasteté et de ne garder que celui de
fidélité ? Après tout, l’exemple de Lancelot ou de Tristan est là pour
nous prouver que s’il n’y a pas chasteté, il y a cristallisation du désir sur
un être unique, Guenièvre ou Yseult, et que la pureté ainsi définie est une
transcendance de l’amour humain vers un plan divin où la femme représente, à
travers une image encore parfaitement érotique, le Dieu terrifiant que l’on n’ose
pas encore regarder en face de peur de se faire brûler par sa lumière
insoutenable.
De toute évidence, il y a exclusivité envers la dame. Elle
est unique comme Dieu l’est pour un chrétien. Et, de la même façon qu’un
chrétien s’approche de la sainte table pour recevoir la communion après avoir
prononcé des paroles de purification [9] , l’amant se présente dans
toute sa pureté en face de celle qu’il aime. « Lorsque le monde entier se
couvre de ténèbres, tout resplendit là où elle se trouve », chante le
troubadour gascon Cercamon, « et je prierai Dieu qu’il me permette de la
toucher encore, ou de la contempler quand elle se couche ». Sans exagération,
il est permis de comparer : l’attitude de l’amant n’est pas tellement
différente de celle du croyant qui reçoit l’Eucharistie. Et Bernard de
Ventadour d’avouer sa complète communion avec la divinité : « Je n’ai
plus eu sur moi-même aucune puissance depuis le jour où elle me permit de
regarder dans ses yeux, dans ce miroir qui tant me plaît. » Le point de
fusion est atteint.
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