L'Amour Courtois
Bernard ajoute ailleurs : « Il n’est rien au
monde à quoi je pense autant ; et je ne puis entendre parler d’elle sans
que mon cœur se tourne vers elle et que mon visage ne s’illumine, quoi que l’on
dise à ce sujet. » Et que l’on ne prétende pas que cette communion est
seulement le fait de l’amant face à la dame. C’est aussi le comportement de la
dame qui songe à son amant : « Écoutez », dit Raimbaud de Vaqueyras
en donnant la parole à une femme, « douces brises qui venez de là-bas, où
mon ami demeure, couche et dort, de sa douce haleine apportez-moi le breuvage !
j’ouvre la bouche, par grand désir que j’en ai ».
Cette idée de pureté, liée à celle de l’exclusivité, doit
être, si l’on comprend bien, un état permanent de l’amant, prêt à accourir
auprès de sa dame. De la même façon qu’il faut être débarrassé de toute pensée
vile ou basse si l’on veut communier avec Dieu, il faut se présenter avec un cœur
vierge – et un corps non moins épuré – si l’on désire opérer la fusion ultime
avec l’être aimé. Il y a là une équivalence qui montre assez clairement que l’amour
courtois est une véritable religion dont les éléments mystiques se trouvent
rehaussés et même exagérés par l’aspect profane et même érotique qu’elle revêt.
Il s’agit bel et bien d’être pur et disponible pour le
service exclusif de la dame aimée. Dans ces conditions, il est impossible de
penser à une autre femme, surtout si cette autre femme est déjà liée par un
contrat d’amour avec un autre homme. C’est le sens du septième précepte :
« N’essaie pas sciemment de détourner l’amie d’un
autre. » Ce serait en effet une double trahison, d’une part
vis-à-vis de sa propre dame, d’autre part vis-à-vis de l’ autre , cet autre appartenant de droit et de fait à
la chevalerie d’amour. Cette interdiction se conçoit aisément. Mais que dire du
mot sciemment ? Est-ce que détourner l’amie
d’un autre en ne sachant pas qu’elle est déjà la dame d’un chevalier ne serait
pas licite ? La formulation du précepte semblerait le démontrer. Mais, dans
ce cas, il y a bonne foi de la part de l’amant. Et puis, il y a toujours la
possibilité d’en référer à ces fameuses cours d’amour tenues sous la présidence
de grandes dames comme Aliénor d’Aquitaine ou Marie de Champagne, et qui eurent
de nombreux cas de ce genre à juger, si nous en croyons les divers témoignages
de l’époque.
Le huitième précepte est d’une importance particulière :
« Ne recherche pas l’amour d’une femme que tu
aurais quelque honte à épouser . » Apparemment, il y a là
contradiction avec le principe dûment constaté, dans la problématique courtoise,
de l’incompatibilité entre l’amour et le mariage. Mais n’oublions pas que le
mariage est avant tout un acte social , un
contrat par lequel un homme donne son nom à une femme et en fait la génitrice
de sa descendance. Il faut donc que cette génitrice soit d’un rang égal ou
supérieur à celui de l’homme, sinon il y aurait déchéance. Et même s’il n’est
pas question de mariage entre l’amant et la dame, le concept de parité ou de
supériorité de la femme demeure plus que jamais valable. En fait, c’est le
concept de supériorité qui l’emporte largement, l’amant qui tourne les yeux
vers une dame plus haut placée que lui ayant un but sinon inaccessible du moins
susceptible de le grandir lui-même en encourageant son action et sa prouesse.
Cela n’a rien d’extraordinaire dans une société qui est, sans
conteste, de nature féodale. De même que le chevalier est lié par serment à un
seigneur qui est plus puissant que lui, il doit être le vassal d’une dame et
obéir au même serment de fidélité. L’obligation d’aimer au-dessus de son rang
est parallèle à l’obligation féodale de servir un seigneur plus élevé, à charge
pour ce dernier de le protéger et de le secourir en cas de besoin. Et, de même
que, dans la multiplicité des chaînes féodales, un vassal pouvait avoir
plusieurs suzerains et devait se déclarer l’homme-lige d’un seul, à qui il
devait un service prioritaire, ce même vassal sera, s’il est accepté par la
dame, l’homme-lige de cette dame, par la vertu d’un serment d’amour qui est l’équivalent
du serment de vassalité échangé avec son seigneur. Ainsi se tisse un réseau extrêmement
subtil
Weitere Kostenlose Bücher