L'Amour Courtois
d’interdépendance d’individus au sein d’une société qui est, en
définitive, très hiérarchisée et qui n’admet aucun manquement, du moins sur le
plan théorique.
Car le but avoué de la dame est de faire valoir son amant, de tout tenter pour le
rendre meilleur, pour lui faire franchir les étapes nécessaires à son
épanouissement, et cela même au prix des plus dures contraintes, des épreuves
les plus pénibles, des injustices les plus criardes. Lancelot, dans le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, en sait quelque chose, lui qui est obligé de se
soumettre parfois piteusement aux moindres caprices de la reine Guenièvre. Car
les caprices de Guenièvre sont tout autre chose que des manifestations de
coquetterie. En soumettant son amant à des vicissitudes, certaines étant intolérables
parce qu’elles touchent à son honneur, Guenièvre mesure non pas le degré d’obéissance
de Lancelot mais ses capacités à faire face à une situation. C’est très
différent, même si parfois on a l’impression que la reine est dévorée d’instincts
sadiques et que l’on se demande si Lancelot n’est pas en train de sombrer dans
les louches délices du masochisme. De nombreux poètes se plaignent en effet d’être
écartés ou méprisés par la dame de leurs pensées, mais cela ne les empêche
guère d’y trouver leur compte. Les exemples ne manquent pas, et le curieux
personnage qu’est Guillaume IX d’Aquitaine, grand-père d’Aliénor, grand
batailleur, parfait paillard à l’occasion mais grand poète, s’exprime ainsi :
« Ma Dame veut savoir de quel amour elle m’éprouve et tient. Pour dure que
soit sa querelle, jamais je ne romprai le lien. » Raimbaut d’Orange ne
craint pas l’outrance qui sera commune aux poètes baroques du début du XVII e siècle, quand il écrit : « Vos beaux
yeux me sont des tiges qui châtient mon cœur d’allégresse »,
ce qui est révélateur d’une authentique recherche du plaisir dans la souffrance.
La « Vénus à fourrure », ou encore la femme recouverte de cuir, de
toute façon munie d’un fouet, n’est pas loin. Mais il est vrai que Raimbaut d’Orange
ajoute que ces mêmes yeux, pourtant cruels, « me guérissent de bassesse ».
Et cela change tout le sens profond de cet indéniable masochisme. Car, comme le
dit encore Bernard de Ventadour, « un jour de bonne aventure en paie cent
dans la souffrance ». Et Cercamon est encore plus explicite : « Il
me plaît qu’elle me rende fou ou me fasse bayer aux corneilles et muser dans
une vaine attente ; il me plaît qu’elle me fasse affront ou me raille
devant et derrière, car après le mal viendra le bien, bientôt, si tel est son
bon plaisir. »
Au fond l’amour courtois est une épreuve au cours de laquelle,
quelles que soient les souffrances endurées, l’amant désire de tout son être
parvenir à une perfection incarnée par la dame. Le couple ainsi formé est
infernal dans la mesure où il est immoral (en face de la morale traditionnelle)
et où il apporte le trouble et la souffrance chez celui qui, en toute
conscience, se livre à la femme divine – ou diabolique ,
la nuance est vague – qu’il a choisie. C’est également la signification que l’on
peut donner au mythe de l’enchanteur Merlin, prophète et voyant, qui, de sa
propre volonté, se fait enfermer par Viviane dans un château d’air invisible. À
ce moment-là, le couple infernal représenté par l’enchanteur et la fée se mue
en couple divin, en dehors du monde, inconnu aux yeux des humains, mais que l’on
entend parfois dans le souffle du vent.
Le tout est, pour l’amant, d’accepter la supériorité de la
dame, et de reconnaître le bien-fondé de ses exigences, voire de ses mépris et
de ses cruautés qui sont, en dernière analyse, autant d’ordres divins que la
créature doit prendre en compte si elle veut elle-même accéder à ce plan divin.
On admettra donc, dans ces conditions, qu’il est impossible à un chevalier-amant
d’aimer une femme dont il aurait honte de faire son épouse légitime.
Cette exclusivité d’amour envers une dame, et l’obéissance
absolue qui en est la conséquence, ne dispensent pas d’élargir le débat. Si la
dame est le modèle de toutes les vertus, de toutes les perfections, c’est qu’elle
est femme. Sans aller jusqu’à la sublimation mystique des dévots de la Vierge
Marie, les amants courtois reconnaissent en toute femme une
Weitere Kostenlose Bücher