L'Amour Courtois
ne l’oublions pas, et tout rituel vise
à atteindre l’harmonie entre ce qui est au-dessus et ce qui est en dessous. Le
mal, c’est la violence, c’est la vulgarité, c’est le manque de discrétion. Le
bien, c’est aimer honnêtement . Or l’ Art d’aimer , attribué à André Le Chapelain, est
avant tout un « art d’aimer honnêtement ». D’où la nécessité d’un
code qui dirige le comportement, mais qui respecte la liberté de chacun.
2. LA DÉCOUVERTE DES RÈGLES D’AMOUR
Dans le deuxième livre de son Art
d’aimer , l’auteur utilise le moyen d’une fable pour justifier et présenter
les règles de l’amour courtois. Et il emprunte le sujet de cette fable à l’attirail
habituel des romans arthuriens.
On a dit un peu vite que cette fable arthurienne était un habile
démarquage de Chrétien de Troyes. S’il est vrai que le texte en latin d’André
Le Chapelain emprunte une certaine forme de psychologie chère à l’auteur du Chevalier à la charrette , la trame de l’histoire qui
est ainsi narrée appartient à un fonds traditionnel beaucoup plus archaïque, tenant
à la fois du conte populaire oral et du mythe celtique tel qu’on en voit les
retombées dans les épopées irlandaises du haut Moyen Âge. Faire tout remonter à
Chrétien de Troyes représente une méconnaissance absolue de la tradition
occidentale : le poète et romancier champenois, héritier lui-même de
nombreuses sources traditionnelles, est en fait le scripteur d’éléments hétérogènes qu’il manipule avec aisance et qu’il intègre
parfaitement dans la mentalité du temps. Mais il n’a jamais rien inventé en
dehors de l’art du récit, et c’est seulement sur le plan littéraire qu’on peut
le considérer comme un novateur.
Cela dit, la fable rapportée ici avec tant de courtoisie est
loin d’être inintéressante. Elle constitue en elle-même un véritable code
initiatique qui permet de comprendre mieux les règles
d’amour qui sont ensuite édictées à l’usage de celui qui veut entrer
dans la chevalerie d’amour. « Un texte médiéval ne se lit jamais seul »,
écrit Charles Méla dans son remarquable essai sur La
Reine et le Graal [11] . « Ce qu’il dérobe
se laisse surprendre. Les méandres sont aussi nécessaires aux critiques que l’errance
aux chevaliers aventureux. » Un récit apparemment didactique, destiné à
introduire un code d’amour, appartient à cette catégorie de textes qui n’en
finissent pas de se rapporter aux autres textes analogues, contemporains ou
antérieurs, et qui ne trouvent d’explication qu’en fonction de tous les autres
récits du même type.
Le héros du récit est un chevalier breton dont on ne nous révèle
pas le nom. On nous le montre désireux d’aller à la cour du roi Arthur et
chevauchant dans une forêt. Il rencontre alors une jeune fille qui lui dit qu’il
ne pourra jamais trouver ce qu’il cherche si elle ne l’aide pas. Intrigué, le
chevalier lui demande des explications. Elle lui répond : « Vous avez
prié d’amour une dame de Bretagne : celle-ci vous a dit qu’elle ne vous
accorderait son amour que si vous ne lui apportez l’épervier victorieux qui se
trouve sur une perche dans la cour d’Arthur. »
Voilà qui est déjà très révélateur. Le chevalier est lancé
dans une quête d’amour , et pour la mener à
bien, il doit passer par les aventures que lui destine celle qu’il aime, en
vertu de son droit d’initiative. Ainsi pourra-t-elle mesurer son soupirant à sa
juste valeur. Il ne peut revenir vers elle que s’il a accompli victorieusement
l’épreuve. Et ce n’est pas une épreuve facile, car nous retrouvons là un thème
fréquent dans de nombreux récits mythologiques celtiques, particulièrement
irlandais, mais aussi dans la version galloise de la Quête du Graal, le récit
anonyme de Peredur . Il s’agit en fait de l’obligation
d’aller à la recherche d’un trésor ou d’un objet merveilleux appartenant à l’Autre
Monde, le modèle classique du genre étant la quête de la Toison d’Or par Jason.
Mais, chez les Celtes, cette recherche de l’objet de l’Autre Monde n’est pas
provoquée par le héros lui-même : sa convoitise n’entre pas en ligne de
compte, ni son propre désir de dépassement. Il s’agit au contraire d’une obligation magique , ce que l’ancienne Irlande appelait un geis , et qui était absolument incontournable [12] .
Cette obligation magique pouvait avoir
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