L'Amour Courtois
perfection. Mais le héros sait très bien à quelles
conditions il obtiendra ce secours : « Je me soumets à votre entière
volonté. D’un mot, exigez de moi tous les supplices pour que j’obtienne votre
aide. » On ne peut être plus direct, ni avouer de façon plus claire que
les signes qu’on a repérés, grâce à l’apparition
du cygne , n’ont aucune signification , tout au moins aucune signifiance . On peut très bien dénombrer les étoiles,
les classer selon leur éclat lumineux ou leur grosseur, mais continuer à ne pas
savoir à quoi elles servent et si elles ont une influence sur sa propre vie. En
somme, il manque le « mode d’emploi ». Et le héros, dans son ardeur, dans
son désir de rejoindre la dame qu’il aime, est prêt à tous les sacrifices
pourvu qu’il puisse parvenir à identifier le but de son action avec le sens qu’il lui a donné au départ.
Il est quand même grave de dire à une jeune fille, fût-elle
très belle, qu’on vient de rencontrer pour la première fois, qu’on est prêt à tous les supplices qu’il lui plaira d’ordonner.
Ce n’est pas seulement la dame qui est considérée comme une déesse exigeante et
cruelle, mais toutes les dames, autrement dit Notre
Dame , l’éternel féminin unique et pourtant multiple. La problématique de
l’amour courtois débouche sur une bien étrange métaphysique. Et c’est là qu’apparaît
le concept de tyrannie à propos de la dame dont le chevalier est le
prêtre-amant.
Il ne faut cependant pas se méprendre sur le mot tyrannie . La connotation actuelle est nettement
péjorative, mais à l’origine, le terme provient du nom d’une déesse étrusque, Turan , dont la racine indo-européenne signifiant « donner »
est encore reconnaissable dans le grec dôron .
Et si le tyran des époques historiques est un véritable despote, cruel et sanguinaire,
il n’en était sans doute pas de même aux époques anté-historiques, surtout si
la tyrannie était exercée non pas par des
hommes, mais par des femmes. De même que le roi celtique était originellement
un roi d’ordre moral qui avait pour fonction de réunir les membres de la communauté
et de leur donner nourriture et prospérité, la reine-tyran de certaines sociétés archaïques à
tendances gynécocratiques devait avoir pour mission de donner : donner la
vie, bien entendu, en tant que mère, mais aussi donner la nourriture, la boisson,
la prospérité, l’amour, le bonheur, et aussi la mort, puisque, par la force des
choses, on commence à mourir au moment même où l’on naît.
La demande du chevalier breton, qui consiste à accepter d’avance
tous les supplices qu’il plaira à la jeune fille de lui faire subir, se réfère
à cette conception de la reine-tyran. Sans elle, le chevalier ne peut rien. Mais
il s’agit en fait d’un échange. Il veut tout obtenir de cette fille-fée, il
doit par conséquent tout donner. C’est un subtil jeu psychologique qui s’instaure
alors entre le chevalier et cette initiatrice, jeu qui débouche sur une plus
grande ambiguïté : « […] de façon que, en retour de votre puissance
absolue sur moi, je puisse hardiment inscrire le nom de mon amie comme celui de
la dame la plus belle. » On voit que l’image de la dame qu’il aime et dont
il veut obtenir l’amour n’est jamais absente du débat. Cependant, la jeune
fille, après avoir accepté la demande du chevalier, conclut avec lui un véritable
pacte d’amour : « Elle lui donna alors le baiser d’amour, lui montra
le cheval sur lequel elle était montée et l’échangea contre le sien. »
Voici qui est, en apparence, incompréhensible. La jeune
fille donne au chevalier un baiser d’amour :
il semble qu’il y ait trahison de la part du chevalier, lequel vient d’affirmer,
quelques instants auparavant, que son but était l’amour de sa dame actuellement
absente, mais quelque peu inaccessible. À moins qu’il lui faille passer par l’amour
de la jeune fille pour atteindre l’amour de la dame, à la manière des
troubadours mystiques qui visaient l’amour de Dieu à travers l’amour de la
femme. À moins qu’il ne s’agisse en fait d’une étape initiatique analogue à
celles qu’on rencontre dans les pratiques du tantrisme indien : on ne peut
avoir de rapports sexuels avec la dame aimée, trop lointaine, trop pure et qui
perdrait cette pureté à la moindre caresse charnelle, d’où l’étreinte avec une
autre femme, de plus
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