L'Amour Courtois
« Une fois la victoire obtenue, ne
prenez pas le gant qu’ils ont, mais bien celui qui pend à une colonne d’or. »
L’univers où errent les chevaliers arthuriens est souvent trompeur, et les
signes qu’on y découvre sont parfois des illusions dues au fonctionnement irrationnel de l’imaginaire. Ainsi mis en garde, le
héros entreprend la seconde partie de sa quête. Il va y rencontrer l’attirail
classique des fictions arthuriennes, attirail mythologique parfaitement conforme
à celui qui apparaît dans les contes populaires de la tradition orale.
Après la forêt, voici « une contrée aride et sauvage ».
C’est la fameuse « traversée du désert ». Et, bien entendu, il va se
heurter aux barrières d’un réel que sa sensibilité ne reconnaît pas encore comme
illusoire : « Il arriva à un fleuve d’une largeur et d’une profondeur
incroyables, et dont le passage était impossible pour quiconque, tellement les
bords étaient escarpés. » Il faut donc chercher un endroit franchissable. Après
avoir longé la rive, le chevalier parvient à un étrange pont : « Le
pont lui-même était en or et ses deux extrémités tenaient bien aux rives, mais
le milieu du pont se trouvait dans l’eau et, vacillant souvent, paraissait
comme submergé par les flots. » Cela fait penser au « Pont de l’Épée »
et au « Pont dessous eau » par lequel on pénètre dans le royaume de
Gorre, dans le Chevalier à la charrette de
Chrétien de Troyes. Le pont étant un symbole mythologique, le signe d’un
passage difficile vers un Autre Monde, il ne peut être qu’extraordinaire. Et, bien
entendu, il y a un gardien à ce pont, « un guerrier à cheval, d’un aspect
féroce ».
Le schéma est d’essence chamanique. Le combat sur les gués
ou à l’entrée d’un pont sont les éléments symboliques du franchissement d’un
stade d’évolution où l’on doit faire preuve de vigilance et de vaillance pour
accéder sur un plan supérieur. Bien sûr, le chevalier breton, héros de notre
histoire, après avoir combattu courageusement l’homme aux allures féroces, le
maîtrise et veut lui couper la tête : mais en bon chevalier courtois qu’il
est, il lui fait grâce de la vie. Ainsi son adversaire pourra-t-il témoigner de
sa générosité, ce qui est essentiel pour sa réputation, et aussi pour son
appartenance à la chevalerie d’amour.
Mais tout n’est pas dit. De l’autre côté du pont, un autre
gardien tout aussi redoutable va lui barrer le passage : « Il secoua
ce dernier [le pont] avec une telle force que, très souvent, le pont ne
paraissait plus submergé par les flots. » Le thème de l’eau est bien connu
dans tous les récits initiatiques : l’eau est la barrière naturelle entre
les deux mondes, et elle empêche les esprits de franchir les limites de leur
domaine. Il s’agit en réalité de la réminiscence du liquide amniotique qui
sépare le fœtus, potentialité d’être, non-être mais déjà vivant, du monde
concret des vivants où s’engage le processus de mort. Le fœtus appartient à un
monde paradisiaque, à un monde de non-connaissance du réel, à un monde où seuls
les fantasmes ont quelque réalité. Le fait, pour le chevalier breton – comme
pour Lancelot cherchant à pénétrer dans le royaume de Gorre pour délivrer Guenièvre,
ou Perceval devant le château du Roi Pêcheur, ou encore le Gallois Peredur au
fameux Gué des Âmes, tandis que brûle une moitié de l’Arbre de Vie, dans les
zones frontières des deux mondes –, de passer ce fleuve large que gardent non
seulement la nature mais aussi de redoutables combattants, est une seconde
naissance. Il faut que le héros crève la poche dans laquelle il est enfermé. Alors
les eaux tumultueuses se répandront. Cela ne va pas sans combat contre l’ange .
Mais alors que Jacob combattait pour forcer la divinité à
lui accorder sa bénédiction, le chevalier breton se bat pour découvrir l’objet
qui sera la clef du tabernacle où repose la déesse qu’il entrevoit dans ses
songes. Le héros courtois est davantage prêtre que ne l’était Jacob. Et l’on
sait que, dans les temps les plus archaïques, les prêtres, comme les chefs, se
battaient entre eux pour que la divinité pût choisir le meilleur et le plus
fidèle, le plus zélé et le plus apte à assurer l’acte d’amour suprême. Car, en
définitive, si la divinité supérieure est une entité ayant revêtu une forme
féminine, le
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