L'Amour Courtois
prêtre le plus apte à assurer son service et à assumer son culte
est un homme capable de vaincre tous les obstacles et de faire l’amour pleinement avec cette divinité féminine.
Sexe et culte sont liés indissolublement. Il suffit de se rappeler l’image – légendaire
ou historique – de saint Bernard de Clairvaux devant la Vierge Marie, et d’entendre
certaines paroles de ce personnage qui réussit à faire de l’hystérie une sainteté :
« Partout la luxure règne. C’est en elle que peut-être se manifeste cette
abomination cachée dont parle Ézéchiel, et que nous ne pourrions voir sans
frémir s’il nous était donné de percer la muraille des cœurs et de contempler
les horreurs qui souillent le tabernacle de Dieu. Au-delà des fornications, des
adultères, des incestes, la passion de beaucoup descend jusqu’au fond des
turpitudes et des ignominies [23] . » Il faut cependant
lire entre les lignes : ce que nous révèle le moine de Clairvaux, ce sont
les conséquences d’un acte qui devait être un acte d’amour. L’aspect virginal
et pourtant maternel de Marie cache en réalité l’image érotique d’une femme, la
déesse des anciens temps : et celle-ci se propose nue devant le tabernacle,
ou même sortant de ce tabernacle, à la convoitise du prêtre qui l’adore et qui
n’attend que le moment suprême de la jouissance en
elle et par elle .
L’instant suprême est en effet, après que les sept voiles d’Isis
se sont déroulés autour du corps de la déesse, la nudité qu’aperçoit le prêtre,
ou l’amant courtois si l’on préfère. Or le chevalier sait très bien que la
dame-déesse se trouve de l’autre côté du fleuve, de l’autre côté de l’eau, et
que s’il parvient à dépasser le prêtre chargé de son culte – c’est-à-dire son
amant –, c’est lui qui sera admis dans le saint des saints, qui sera autorisé à
célébrer son culte. Culte infernal, bien entendu, et parfaitement conforme au
concept de « couple infernal » qui s’impose à propos de l’amour
courtois.
Car, à travers le premier guerrier vaincu devant le pont, et
le deuxième qui secoue le pont, se dessine la double image de l’amant-prêtre qu’il
faut supplanter. Le personnage est le même de part et d’autre du pont. On
pourrait dire, en langage freudien, que c’est la hantise du père, celui-ci s’opposant,
au besoin par la violence, à la reptation du fils vers le vagin maternel. Le
père est ici purement symbolique, et il suffit d’une transgression
d’interdit de nature évidemment incestueuse pour débloquer une situation
enlisée dans la coutume, c’est-à-dire dans la non-action.
La situation est très nette, même si on peut la considérer
comme le sacrilège suprême : la Vierge Marie se faisant baiser par le chevalier-amant, c’est-à-dire le prêtre [24] . Il s’agit certes d’une
union interdite. Mais c’est aussi un mariage des sens et un mariage d’essence . Le problème est de
savoir qui sera capable d’assumer jusqu’au bout la fonction de l’amant-prêtre.
C’est là que l’amour courtois, dans sa formulation théorique
comme dans ses adaptations romanesques, creuse jusqu’au fond du problème. Car, quelle
que soit la nature exacte des deux guerriers qui gardent le pont, il est bien
évident qu’ils représentent symboliquement l’amant de la dame dont le chevalier
veut obtenir l’amour. Ils constituent l’empêchement majeur. La place est prise.
Et, si le chevalier veut cette place, il lui faut faire la preuve qu’il est
meilleur. Or, être meilleur, c’est éliminer le gêneur. Le but avoué de l’amour courtois
est de mettre en valeur la prouesse, seule capable de procurer l’amour qui est
le but de la quête. Visiblement, le ou les gardiens du pont sont les amants de
la dame. Il ou ils ont conclu un pacte avec elle. « L’amour de la fée est
assorti d’une condition : un accord ( convent )
est passé entre eux. S’il reste avec la Fée Amante, le chevalier doit défendre
le passage contre tout survenant. Qu’il s’y emploie avec succès jusqu’au terme
fixé (un an ici, là sept années), il sera réputé le meilleur chevalier du monde
et jouira sans partage des faveurs de sa belle amie […] La valeur est donc
promesse de jouissance mais s’en trouve aussitôt compromise, de sorte que la
félicité, à peine conquise, doit être remise en jeu. C’est le sens du pacte
conclu entre le chevalier et la fée. Si la plus belle
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