L'Amour Courtois
pourrait sortir.
En souffrant le tourment qu’on prépara pour lui, il accomplit l’affreuse
traversée. Il a les mains, les pieds et les genoux en sang. Mais d’Amour qui le
guide, il reçoit baume et guérison. C’est pourquoi son martyre est pour lui délices . » C’est maintenant dans sa chair
que l’amant est atteint. Il est prêt à accomplir le dernier acte, c’est-à-dire
se présenter devant la dame à qui il a donné les preuves de son amour : il
est allé jusqu’au bout moralement et physiquement.
Du moins devrait-il en être ainsi. Mais l’objet de son amour
est interdit tant que le ravisseur – le rival – le tiendra enfermé dans une prison
qui ressemble fort aux bas-fonds de l’inconscient. Lancelot doit encore
combattre Méléagant. Le père de Méléagant, le bon roi Baudemagu (encore un
personnage mythologique qui a quelque chose de commun avec le Saturne de l’Âge
d’Or latin) intervient en équilibrateur du monde et fait cesser le combat, obligeant
Méléagant à rendre Guenièvre. Et c’est vers la reine que Baudemagu va
maintenant conduire l’amant vainqueur, persuadé qu’il va recevoir la juste récompense
qu’il mérite.
Il n’en est rien. La reine se détourne superbement et ignore
la présence de celui qui a tant fait pour la délivrer. De quoi s’agit-il donc ?
Guenièvre ne dit rien. Baudemagu ne comprend rien à cette attitude. Lancelot
croit deviner confusément qu’il n’a pas dû être un parfait amant, mais il ne
sait pas ce qu’il a fait – ou ce qu’il n’a pas fait – pour mécontenter la reine.
Il sombre dans le désespoir. L’image de Guenièvre le harcèle, et plus l’absence
de la reine se prolonge et s’accentue, plus son désir s’accroît. C’est la loi
de l’amour. Comme le dit le code d’amour, « une conquête facile rend l’amour
sans valeur, une conquête difficile lui donne du prix ». Mais ce même code
ajoute : « L’amant ne saurait rien refuser à son amante. » Et
visiblement, Lancelot a dû refuser quelque chose à Guenièvre. Mais quoi ?
Cela nous l’apprendrons plus tard. Par le jeu des circonstances,
et cela arrange bien Chrétien de Troyes, lui permettant de faire rebondir l’action
en multiples péripéties, Lancelot passe pour mort, et la reine Guenièvre sombre
dans le désespoir. Elle se rend alors compte qu’elle a été injuste envers
Lancelot. À vrai dire, elle se sent même responsable de sa mort : « Je
crois que nulle autre que moi ne lui porta le coup mortel […] Oui, mon refus de
lui dire un mot lui arracha en un moment la vie avec le cœur… […] Hélas ! que
je me sentirais sauvée du désespoir, si une seule fois avant sa mort, je l’avais
tenu dans mes bras ! Comment ? Ah ! oui, moi nue contre lui nu, pour
mieux m’abandonner à mon bonheur [49] ». Si l’on comprend
bien, la réaction de Guenièvre s’explique par le fait que tout ce qui s’est passé
jusqu’alors est d’une parfaite inutilité : la longue quête d’amour, quête
douloureuse s’il en fût, de Lancelot vers Guenièvre n’a servi à rien puisqu’elle
n’a pas été couronnée par la fusion intime des deux êtres. C’est un constat d’échec
qu’établit Guenièvre, mais cet échec la concerne tout autant que Lancelot. D’où
son autre interrogation également conforme au code d’amour : « Maintenant
qu’il n’est plus, ce n’est que lâcheté si je ne vole point au-devant du trépas. »
Doit-on en effet survivre à celui ou à celle qu’on aime ? Guenièvre, torturée
par le doute, en arrive à la solution la plus logique : « Elle est d’un
faible prix l’amie qui préfère la mort à la douleur subie pour son ami. Il est
pleinement à mon gré de supporter longtemps le poids de mon chagrin. Plutôt
vivre et souffrir les rigueurs du destin que mourir et trouver un éternel repos. »
Le poids de la culpabilité pèse toujours sur le couple infernal formé par Guenièvre
et Lancelot. Cette culpabilité existe par la nature même de ce couple, puisqu’il
est adultère. Mais elle se renforce encore davantage dans la mesure où l’un des
amants ayant fauté cette faute se répercute sur l’autre : Guenièvre, se
sentant coupable de la mort de Lancelot, doit donc expier ,
et pour expier, elle a besoin de survivre. C’est une réponse possible à la problématique
de la fin’amor , mais on notera qu’en pareille
circonstance, avec preuve à l’appui, Yseult n’hésitera pas une
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