L'Amour Courtois
seule seconde à
rejoindre Tristan dans la mort. Le débat qui anime Guenièvre n’agitera pas
Yseult, ni la notion de culpabilité. Est-ce à dire que le couple formé par Guenièvre
et Lancelot n’a pas encore atteint sa phase finale où, la fusion étant atteinte,
seule la mort peut satisfaire un désir qui n’en peut plus de se manifester.
Il serait bon, à ce moment de la discussion, d’ouvrir une parenthèse
sur le désir qui motive les amants. Ce désir peut aussi bien être charnel qu’intellectuel
ou spirituel. Pour Guenièvre, être nue contre son amant nu ne signifie pas
autre chose que la complète fusion de deux êtres en un seul. Si nous y voyons
une quelconque coloration sexuelle, c’est que nous considérons l’amour sous l’angle
dichotomique vers lequel nous a dirigé l’Église catholique romaine, en
intégrant à l’œuvre de chair son contexte de procréation, c’est-à-dire en
définitive une notion de culpabilité : toute œuvre de chair qui n’est pas
suivie d’une procréation est une insulte à l’œuvre divine, donc un péché. Mais Guenièvre
ne parle pas de péché. Elle parle seulement de réalisation .
Et si elle a des doutes – alors que, dans des circonstances analogues Yseult n’en
a pas –, c’est qu’elle est persuadée que ni elle ni Lancelot ne sont allés
jusqu’au bout de leur désir. Il y a donc manque. Ou plutôt sentiment de
frustration : à quoi a servi le long cheminement de l’un et de l’autre
pour aboutir à un non-vécu ?
Cela prouve en tout cas que l’amour de Guenièvre et de Lancelot
n’a pas atteint le point de non-retour que signale le très beau et très étrange
film japonais de Nagisa Oshima, l’ Empire des sens ,
et dans lequel – sur un plan strictement sensuel – l’escalade du désir conduit
à la mort. C’est, toutes proportions gardées, la conclusion qui s’impose à l’histoire
de Tristan et Yseult, bien que, dans le cours du récit, l’accent ne soit pas
mis sur la composante sexuelle de leur liaison. Dans le cas de Guenièvre et de
Lancelot, on se borne à nous dire que leur union n’avait point encore atteint
ce point de non-retour qui nécessite la mort. D’où l’interrogation de Guenièvre
et sa décision finale de survivre, soi-disant pour expier, en réalité parce qu’elle
est animée de l’espoir fou que Lancelot est peut-être encore vivant.
Effectivement, il est encore vivant. Mais lui aussi se pose
des questions. La rumeur publique, décidément très prolixe, lui fait savoir que
sa dame est morte. Le désespoir et le doute s’emparent de lui, et il se prépare
au suicide. La vie n’a plus aucun sens. Le vide l’entoure, et ce n’est pas la
vacuité qu’il ressentait en passant le Pont de l’Épée : car, au Pont de l’Épée,
se dépouillant de son armure et de ses chausses, il se mettait en disponibilité pour recevoir le don de Guenièvre. Maintenant,
il n’y a plus vacuité au sens métaphysique et
même bouddhique du terme, mais vide, néant absolu. Il ne peut plus rien
attendre.
Bien sûr, tout s’arrange. Ses compagnons le sauvent de la
mort. Est-il sauvé pour autant de la mort lente qui constitue maintenant son
être ? Heureusement, cette fameuse rumeur publique rectifie les erreurs. Lancelot
apprend que Guenièvre est bien vivante. Guenièvre apprend que Lancelot est
toujours de ce monde. Et Baudemagu, décidément plus que jamais le bon Saturne, roi
de l’Âge d’Or, n’a de cesse de réunir les amants et de les réconcilier.
Ils n’ont d’ailleurs pas besoin d’être réconciliés puisque l’épreuve
subie a suffi à dissiper les doutes et les fausses interprétations. Il faut
cependant que Lancelot sache pourquoi Guenièvre lui a marqué tant d’indifférence.
Il pose la question à la reine et celle-ci lui répond avec une franchise qui
révèle autant de naïveté que de ferme croyance dans la vraie amour : « Oubliez-vous que la
charrette vous fit honte et grand-peur ? Vous y êtes monté avec trop de
regret : n’avez-vous pas été en retard de deux pas ? Voilà pourquoi, en
vérité, je n’ai voulu ni vous parler ni vous accorder un regard. »
On ne saurait être plus conforme aux règles du code de l’amour
courtois. Et cela se teinte nettement de ce qu’on appellerait maintenant un
certain sadisme. Partant, il faudrait parler du masochisme de Lancelot qui, d’après
certains commentateurs, supporte ici le poids d’inepties dignes d’une
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