L'Amour Courtois
veut que
la fin’amor se réalise dans le plus grand secret,
à l’abri des gelos et des lausengiers . Qu’à cela ne tienne : Guenièvre va
provoquer une ruse, et ce faisant, elle obligera Lancelot à une épreuve
supplémentaire, comme pour se venger quand même des deux pas de retard, simplement pour faire rattraper ce retard à son amant.
La reine se trouve dans une chambre du palais de Baudemagu, surveillée
par Méléagant et ses hommes. De plus, Kaï, blessé, est étendu sur un lit dans
la même chambre. Cette chambre est donc interdite. À moins que… « Venez ce
soir me parler à cette fenêtre à l’heure où tout le monde en ces lieux dormira.
Vous passerez par ce verger. Vous ne pourrez vous-même entrer céans comme un
hôte accueilli pour la nuit. Vous ne parviendrez pas à pénétrer ici. Je ne
pourrai non plus arriver jusqu’à vous, sauf par les mots que je vous dirai ou
bien avec la main. » Le programme est donc limité, mais Lancelot se garde
bien de se plaindre, trop heureux de se trouver quand même en compagnie de Guenièvre.
Voici donc Lancelot, rédimé, radieux parce que déjà inondé
par la lumière solaire qui émane de la femme aimée, passant par le verger et arrivant à la chambre .
Ce sont les deux sanctuaires de l’amour courtois, et les troubadours ne se sont
pas fait faute d’en exploiter toutes les ressources poétiques. Mais en arrivant
vers la chambre, la grille qui ferme la fenêtre lui rappelle que sa place n’est
pas encore à l’intérieur. D’ailleurs, ce ne
serait guère triomphant pour un amant d’une telle stature de découvrir une
fenêtre ou une porte délibérément ouverte. Le jeu rituel qui se déroule demande
certaines complications. « La femme, sexuellement offerte à son désir, est
soudain devenue, sans qu’il puisse se détourner, un objet affolant. Il est
contraint de poursuivre plus avant quand sa quête est frappée d’impossibilité
[…] Si la voie paraît libre à l’amant, force lui est de s’inventer une interdiction
plus absolue encore […] Au plus près de la satisfaction, tout se passe comme si
le manque lui-même lui faisait défaut et qu’il lui fallût, à tout prix, le
rétablir. Il se crée à lui-même son propre supplice si l’autre oublie d’être
cruelle. Telle est la plus profonde vérité jamais atteinte dans la fin’amor [51] . » D’ailleurs, cette
femme tant désirée, « il faut qu’elle soit insaisissable pour qu’une nuit
imprévisible la lui livre enfin. S’il la devinait et qu’elle fût toute à lui
avant même qu’il la possédât, toute l’érotique des troubadours eût été vaine, la
chape des ténèbres complices n’eût point enveloppé la chemise troublante, merveilleusement
blanche, de la reine [52] ». « La reine
apparut dans la blancheur d’une chemise […] Quand Lancelot s’aperçoit que la
reine appuie son front vers lui contre les gros barreaux de fer dont la fenêtre
était grillée, il lui adresse avec des mots très doux un salut qu’elle rend
aussitôt, car un même désir les entraînait, lui vers elle, elle vers lui [53] . »
Ce désir devient impérieux. Le point fusionnel de non-retour
est alors atteint. Lancelot accomplit la dernière épreuve avant d’atteindre le
but. Avec une force incroyable, il arrive à tordre les barreaux de fer qui
ferment la fenêtre. Ce faisant, il se blesse abominablement, répétant les
gestes rituels qu’il avait accomplis sur le Pont de l’Épée. Il saigne par ses
nombreuses coupures, mais il ne s’en aperçoit même pas : « Les barres
de fer ne font jamais couler que le sang de l’adultère [54] . »
Le voici maintenant dans la chambre, le second et ultime sanctuaire de la fin’amor , l’image la plus provocatrice qui soit pour
un poète, le nœud parfait autour duquel s’enroulent tous les fantasmes. Comme
le chante le troubadour Arnaut Daniel, « quand j’ai souvenir de la chambre
où, à mon dam, je sais que pas un n’entre, […] nul membre que j’ai qui ne
tremble, ni d’ongle, plus que ne fait l’enfant devant la verge : telle est
ma peur de n’avoir près son âme ! Puisse-t-elle de corps, non d’âme, me
recevoir en secret dans sa chambre [55] ! »
Lancelot a conscience qu’il se trouve effectivement dans un
sanctuaire. Quelle que soit l’intensité de son désir, il respecte le rituel :
« Devant elle il s’incline et lui rend une adoration, car il ne croit
autant aux reliques des saints
Weitere Kostenlose Bücher