L'Amour Courtois
amour, il prend les
devants et utilise la violence. C’est une chose que la société courtoise ne
peut tolérer. Le sénéchal Kaï, émanation de cette société, tente de délivrer la
reine, mais il est vaincu, blessé et retenu prisonnier. On dira : pourquoi
le roi Arthur ne s’interpose-t-il pas ? Mais d’une part, le roi de type
celtique n’agit pas, se contentant d’être présent pour assurer l’équilibre du
groupe social, et d’autre part, comme il est le mari, il ne compte pas dans l’optique
particulière de l’amour courtois. C’est donc Gauvain, neveu du roi, et son
héritier présomptif qui se lancera à la quête de la reine, au nom du groupe
social dont il est le plus fidèle représentant. Quant à Lancelot, c’est à titre
personnel qu’il se lance dans l’aventure, parce qu’il est l’amant : or l’amant
est toujours jaloux, et en l’occurrence, il est jaloux de Méléagant. Il lui
faut donc arracher Guenièvre à Méléagant, qui est un amant potentiel, et
neutraliser celui-ci. Mais, répétons-le, Lancelot – qui est l’image héroïsée du
dieu celtique multifonctionnel Lug – n’appartient pas à la communauté arthurienne ;
il n’en est que l’allié, et il garde ainsi toute son autonomie, situation
privilégiée pour celui qui est l’amant de la reine. Cela permet donc à Chrétien
de Troyes de charger le personnage d’une mission délicate et exemplaire : devenir le chevalier-prêtre du culte de la dame.
Mais ne devient pas chevalier-prêtre qui veut. Autrefois, quand
un prêtre disait la messe traditionnellement, il commençait par s’agenouiller
au bas de l’autel avant de gravir les degrés menant au tabernacle. Une posture
d’humiliation est nécessaire avant de parvenir au triomphe. Il en est de même
pour Lancelot qui va être confronté avec la plus grave des humiliations : être
considéré comme le dernier des criminels.
C’est le fameux épisode de la charrette. Lancelot est à pied,
il a perdu son cheval et il ne sait pas où se diriger pour retrouver la trace
de Méléagant. Voici une charrette conduite par un nain, mais ce n’est pas n’importe
quelle charrette : « Comme les piloris, cette unique charrette était
commune aux félons, aux meurtriers, aux vaincus en combat judiciaire, aux
voleurs qui ravirent le bien d’autrui par la ruse ou par la force au coin d’un
bois. Le criminel pris sur le fait était mis sur la charrette et mené de rue en
rue. Toutes les dignités étaient perdues pour lui. Désormais dans les cours on
refusait de l’écouter : finies les marques d’honneur et de bienvenue !
Voilà ce que signifiaient sinistrement les charrettes en ce temps-là. »
Lancelot demande au nain s’il sait quelque chose au sujet de
la reine et de son ravisseur. Le nain, de façon très diabolique, lui répond :
« Si tu veux monter dans la charrette, avant demain tu pourras savoir ce
que la reine est devenue. » Voici Lancelot bien perplexe : « C’est
pour son malheur qu’il tarda, pour son malheur qu’il eut honte et s’abstint de
sauter aussitôt dans la charrette. Quel châtiment, trop cruel à son gré, il
subira ! Mais Raison, en désaccord avec Amour, l’exhorte à se garder de
faire un pareil saut, le sermonne et lui enseigne à ne rien entreprendre où l’opprobre
s’attacherait à lui. Raison n’a son séjour que sur ses lèvres : elle se
risque à lui parler ainsi. Amour est dans le cœur enclos : il donne un
ordre et un élan. Bien vite il faut monter dans la charrette. Amour le veut :
le chevalier y bondit. Que lui importe la honte, puisque tel est le
commandement d’Amour. » [47] C’est la phrase
essentielle : pour l’amour de sa dame, tout doit être accompli, sans restriction aucune. L’hésitation de Lancelot, on le
sait, lui sera durement reprochée par la reine, mais, faisant taire sa honte, le
chevalier consent à devenir indigne. Le voici sur la charrette, traîné par les
villes et les villages, copieusement honni et conspué. Pendant ce temps, Gauvain,
qui a refusé de monter sur la charrette, se contente de la suivre sur son
propre cheval. « En d’autres termes », écrit Charles Méla, « et
cela ne peut être compris de Gauvain, le chevalier a voulu le sort funeste de
sa déchéance ; il s’est justement aventuré là où commencent les raisons de
haïr sa vie, d’être en guerre avec soi-même, de commettre des actes insensés. Car son infamie lui livre accès à
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