L'Amour Courtois
abonde en
exemples de cette sorte. Que faut-il en penser ? Probablement que Chrétien
de Troyes avait rempli son contrat vis-à-vis de Marie de Champagne et qu’il
avait suffisamment illustré la fin’amor pour
prendre un certain recul. Lancelot et Guenièvre formaient déjà ce couple
infernal, à quoi bon épiloguer sur leur destin ?
Les continuateurs de Chrétien de Troyes ont été nombreux. Ils
ont profité du personnage de Lancelot du Lac et en ont fait le pivot de
multiples aventures récupérées en grande partie dans le légendaire celtique. De
décennies en décennies, de récits en récits, le personnage de Lancelot va
recouvrir le vaste ensemble en prose du XIII e siècle
que l’on appelle parfois le Lancelot en prose ,
parfois la Vulgate Lancelot-Graal . Signe des
temps, on va envoyer Lancelot, amant parfois mais aussi meilleur chevalier du
monde, à la quête d’un saint Graal qu’il ne découvrira jamais. Le personnage
prendra bien des colorations, et sa signification va évoluer. Et surtout, l’amoralisme
tranquille qui marque le Chevalier à la charrette va laisser place à une méditation sur le péché :
si Lancelot ne découvre pas le Graal, ce sera à cause du péché qu’il commet
avec la reine Guenièvre, et si le monde arthurien bascule dans l’abîme, ce sera
parce que Lancelot, brouillé avec Arthur à propos de Guenièvre, abandonnera la
communauté de la Table Ronde dont il était le fidèle protecteur. La notion de fin’amor n’existe plus guère dans les récits en
prose, bien que le couple Guenièvre-Lancelot y soit plus que jamais le couple
infernal, à la fois bénéfique et maléfique, qui domine la situation et provoque
les événements.
C’est que ce couple devient davantage un symbole politique. Il
semble que l’on ait retrouvé, au XIII e siècle,
la formulation celtique du roi « cocu » par nécessité, alors que la
problématique de l’amour courtois, tout en niant le rôle du mari, avait
tendance à isoler le couple à l’intérieur du groupe social sans lui donner une
véritable importance sur les événements. Certes, on retrouve bel et bien le
serment de l’amant à la maîtresse, parallèle au serment de vassalité du
chevalier envers son seigneur. C’est même un élément de base pour le récit des
aventures amoureuses de Lancelot. Quand il arrive à la cour d’Arthur, il tombe
immédiatement en extase devant la reine. Mais celle-ci n’a de cesse de demander
qui est Lancelot. L’attirance est réciproque, et il ne semble pas qu’il y ait
de la part de Lancelot une quête pour mériter
un regard de la dame. Par contre, au moment d’être adoubé chevalier à la cour d’Arthur,
Lancelot « ne désire pas être fait chevalier de la main du roi, mais d’une
autre personne grâce à qui il espère devenir meilleur [60] ».
Il n’est guère difficile de comprendre qu’il s’agit de Guenièvre : Lancelot
sera donc le vassal de la reine et non celui du roi, cela avec l’accord d’Arthur
lui-même, puisque dès l’arrivée de Lancelot, ayant remarqué la valeur
exceptionnelle du jeune homme, il a demandé à Guenièvre de tout mettre en œuvre
pour le retenir à la cour.
Nous sommes donc en présence du triangle classique de l’amour
courtois : normalement, le mari ne s’offusque point de voir un chevalier
devenir l’amant de sa femme – selon les règles précises de la fin’amor , c’est-à-dire en excluant le rapport sexuel
complet – si cet amant doit le servir lui-même avec efficacité. Arthur se
comporte en parfait mari courtois. Lancelot se comporte en parfait amant
courtois, du moins dans la première étape de ses amours tumultueuses.
C’est après que tout va dévier. À partir du moment où Lancelot
devient réellement le meilleur chevalier du monde, le couple qu’il forme avec Guenièvre
prend une dimension nouvelle, rejoignant le mythe celtique ancien et le
prolongeant à un niveau dramatique. La reine Guenièvre n’est plus seulement la
dame d’une société féodale en pleine mutation, elle est l’incarnation même de
la souveraineté, comme l’était la femme dans la tradition irlandaise. Or cette
souveraineté, d’après la définition celtique, ne peut être que collective, et
par conséquent Guenièvre devient le symbole de la collectivité : elle est
la communauté arthurienne qui conclut une alliance privilégiée avec le roi Lancelot,
qui n’appartient pas à cette communauté puisqu’il est
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