L'Amour Courtois
marquée,
toutes choses qui ne sont pas conformes au code d’amour. Le fin amant choisit d’aimer sans mesure une dame dont
la grandeur et la beauté sont autant de motivations pour ses actions héroïques,
mais cet amour est discret, voire timide, partagé entre la peur et l’espoir, toujours
secret par crainte des médisants et de la rumeur publique. De plus, la
consommation de l’adultère ne s’accomplit pas forcément parce que le passage à
l’acte pourrait signifier la fin du désir. Or, la légende de Tristan est plus
proche d’une réalité mouvante, exaltante et dure, affirmant très haut les
droits d’une passion qui s’affine dans l’épreuve, soutenue par un désir charnel
jamais démenti, et peut-être jamais satisfait pleinement.
Il est malgré tout impossible de séparer la légende de
Tristan du contexte courtois qui a vu sa mise par écrit. Il ne semble d’ailleurs
pas que les poètes et romanciers des XII e et
XIII e siècles aient été gênés par des
personnages qu’ils ont vite érigés en modèles. Trouvères et troubadours font de
Tristan et Yseult de parfaits amants que l’on cherche à égaler : les références
à ce sujet sont nombreuses dans toute la littérature courtoise. C’est qu’en
réalité, malgré ses caractères frustes, sa saveur sauvage et ses origines
incontestablement mythologiques (Tristan est la Lune, Yseult le Soleil et Mark
la Nuit), la légende de Tristan présente, en partie par hasard, en partie par
la volonté délibérée des auteurs, les principaux éléments de la problématique
courtoise, mis en action dans un drame vécu. Tous les ingrédients traditionnels
de la lyrique courtoise s’y trouvent réunis : le verger, la chambre, les
amants adultères, un mari trompé au rôle bien effacé, les inévitables lausengiers qui guettent les amants, les « jaloux »
qui les dénoncent, l’art de Tristan qui « sait si bien harper », la
souffrance des amants, les ruses qu’ils emploient pour essayer de maintenir
leurs amours secrètes. Vraiment, tout y est. Tristan et Yseult sont des héros
hors du commun, qui vivent à une époque où il est de mode d’être surhumains et
même quelque peu féeriques [64] .
Il leur est donc permis d’accomplir leur amour – et cela sans péché , comme le disent et le répètent
constamment les auteurs –, même si les tourments qu’ils en éprouvent sont à
leur dimension, c’est-à-dire démesurément grandis. La légende de Tristan peut
donc représenter une variation sur le cas exemplaire d’un amour courtois
pleinement réalisé à travers une série de situations matérielles et morales
caractéristiques : l’esprit courtois fait ici un détour par la légende
pour atteindre un réel qui lui est, autrement, refusé.
C’est évident même dans la version dite commune, celle représentée
par Béroul. La quête d’Yseult par Tristan, bien qu’elle se situe au niveau de l’inconscient,
débouche sur une maturation du héros : de prouesse en prouesse, il finit
par atteindre l’inaccessible dame qui lui révèle alors, comme s’il s’agissait d’une
seconde naissance, sa véritable nature qu’il ignorait. De toute façon, Yseult
est la femme du suzerain de Tristan, et il y a entre Tristan et Yseult le même
serment d’interdépendance qu’entre n’importe quel amant courtois et sa dame. Le
sanctuaire où s’accomplit le rituel d’amour est toujours le verger et la
chambre, et ce n’est que lorsque le scandale éclate, par la faute des jaloux et
des médisants, que la célébration d’amour se déplace dans la forêt, où les
amants sont obligés de se réfugier.
Il y a également des détails précis. On sait que, dans le
texte de Béroul, l’effet du philtre ne doit durer que trois ans. Après ce délai,
et après des débats de conscience, les deux amants décident de se réconcilier
avec Mark afin que la reine reprenne sa place à la cour. Cette décision, provoquée
selon l’auteur par des remords, n’en est pas moins une réintégration dans l’ordre
social courtois : plus que jamais Yseult sera la maîtresse inaccessible et
tyrannique qui condescendra à recevoir Tristan dans le secret de la nuit pour
lui accorder ce qu’il demande, à condition toutefois qu’il l’ait mérité. Ainsi
est reconstitué l’indispensable trio sans lequel il n’y a pas de fin’amor, et qui avait été détruit par l’action
provocatrice et maléfique des lausengiers et
des gelos .
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