L'Amour Courtois
un étranger, fier de l’être
et manifestant à la moindre occasion sa marginalité. C’est donc une sorte de
hiérogame que le couple formé par Guenièvre et Lancelot, un hiérogame dont les résonances
politiques ne font pas oublier l’origine mythologique [61] .
Et si l’apparence est toujours conforme à la théorie courtoise, l’esprit ne l’est
plus, car s’il n’est pas question de nier l’amour réel qui unit les deux amants,
il faut reconnaître que les conséquences de cet amour les dépassent
complètement et engagent la collectivité tout entière.
De plus, les récits en prose du Lancelot « classique » ont été composés cinquante ans après Chrétien de Troyes.
L’évolution des mœurs y est sensible, et les motivations profondes de la fin’amor se sont enrichies d’éléments mystiques qui
font dévier l’amour humain vers l’amour divin, comme en témoigne la Quête du Saint-Graal . Or, le grand perdant de cette
quête sacrée, c’est Lancelot, à cause de son péché .
Le couple Guenièvre-Lancelot n’est donc plus seulement un couple marginal
toléré dans une société chrétienne féodale, mais il devient nettement un couple
maudit, un couple infernal qui alimente sans
doute de multiples fantasmes et se révèle envoûtant, mais qui n’en est pas
moins rejeté vers les ténèbres. C’est à cause de Guenièvre et de Lancelot que
le monde arthurien s’écroule. L’influence cistercienne est ici plus qu’évidente,
et la coloration légèrement sulfureuse qu’on donnait au couple de la fin’amor devient alors une condamnation sans
équivoque. Mais tout péché peut être expié : Lancelot et Guenièvre auront
une fin honorable, l’un et l’autre se retirant, après la disparition d’Arthur, dans
un monastère, réactualisant de ce fait sur le plan romanesque ce qu’avait été l’histoire
authentique d’Héloïse et d’Abélard, au siècle précédent.
Il est certain que Chrétien de Troyes, en écrivant, pour le
compte de Marie de Champagne, son beau récit du Chevalier
à la charrette , n’avait pas prévu de tels prolongements, pas plus qu’il
n’avait prévu ce qu’on allait faire ensuite de l’objet mystérieux qu’il nomme un graal. Il n’avait certes pas imaginé que la joie , l’ineffable joie (c’est-à-dire la jouissance
poussée jusqu’à son point le plus ultime) que connaissent Guenièvre et Lancelot
dans la chambre du palais de Baudemagu, dans la cité de Gorre (c’est-à-dire de
Verre, là où tout est translucide, là où le soleil d’hiver rassemble ses rayons
pour brûler les amants), allait devenir, sous
la plume des clercs cisterciens, ou inspirés par les cisterciens, l’ amertume du péché . Comme le dit Charles Méla,
« la fin’amor équilibre la force de l’interdit
par la démesure de l’idéal. À fol amour, surcroît d’honneur ! Comme s’il
fallait aux pieds de la Dame s’élever au-dessus des rois. Mais l’exaltation
côtoie l’abîme, ou encore, selon les symboles de la dernière partie, “le puits
profond, hideux et noir” succède au trône d’ivoire et sa riche couronne d’or [62] ».
Cette amertume du péché noie la Mort du roi Arthur , dernière partie de
cette immense fresque dédiée à Lancelot et à Guenièvre, dans une brume malsaine
où la grandeur tragique des amants est à la mesure de leur nature infernale. Le péché , c’est l’ échec .
Mais tout échec est un péché. Les clercs
cisterciens l’ont si bien compris qu’ils n’ont pas osé aller jusqu’au bout de
leur raisonnement : cela les eût conduit à nier la définition chrétienne
romaine du péché en tant que désobéissance à une loi établie, et à considérer
ce péché comme une impuissance à aller plus loin, ou encore comme une absence –
momentanée – du bien, selon la pensée cathare, laquelle rejoint assez bien, sur
ce point, l’amoralisme des druides et de leurs successeurs, les abbés du
christianisme irlandais. Terrible dilemme ! Ils ont préféré se taire et
enfouir Guenièvre et Lancelot dans le puits de l’opprobre : tout amour est
coupable, à plus forte raison s’il prétend dépasser le stade primaire de la
procréation pour rédimer l’être et lui rendre la totalité qu’il a perdue
lorsque l’Ange a chassé, de son glaive de feu, Adam et Ève du fabuleux Éden d’où
ils n’auraient jamais dû accepter de sortir.
La pesanteur cléricale a faussé toutes les initiatives du
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