L'Amour Courtois
amants »
puisqu’ils ne sont point coupables.
Cela dit, si la reine Yseult semble fort bien s’accommoder
de cette scabreuse situation triangulaire dans laquelle elle est le pivot
nécessaire et le point de cristallisation des désirs, Tristan vit fort mal la
chose. Et il se pose même des questions précises, s’il faut en croire l’auteur
de la version courtoise, Thomas d’Angleterre, qui écrit à l’usage du public
raffiné de la cour d’Henry II et d’Aliénor d’Aquitaine. « À quoi bon
rester fidèle à un amour dont il ne peut advenir aucun bien ? » Sa
souffrance devant l’absence d’Yseult devient intolérable et le pousse à imaginer
que celle-ci l’a oublié. Pourtant, la puissance de leur amour était telle qu’il
est impossible qu’elle ait pu ainsi faire table rase du passé. Il se persuade
comme il peut : « Je sais bien que si son cœur s’était éloigné de moi,
il en aurait averti le mien […] Comment pourrait-elle donc changer ? Je ne
puis quant à moi trahir l’amour que je lui porte. » Mais le doute le
ravage, comme tout fin amant qui se respecte :
le propre de l’amour courtois est de susciter la jalousie, et chaque détail
sert de prétexte à une inquiétude, ce qui se traduit finalement par une grande
souffrance de tous les instants. Tristan n’est pas heureux. Le débat intérieur
se fait violent. Tristan en vient à être jaloux de Mark, ce qui n’est plus
conforme aux règles du code d’amour, puisque l’amour conjugal n’a aucune
importance dans la relation particulière du couple de la fin’amor . Il s’écrie cependant : « Pour
elle, à présent, qu’est-ce que mon amour au prix de la joie qu’elle éprouve
auprès de son mari ? » Il y a là une sorte de revanche du destin, si
l’on songe que le roi Mark, traquant les amants dans la forêt de Morois, était
la proie lui aussi d’une jalousie pareillement atroce. Et, lentement, l’idée de
vengeance saisit le cœur de Tristan : puisque Yseult renonce à l’amour et
recherche le plaisir dans les bras de son mari, « je veux renoncer à elle
comme elle le fait elle-même avec son mari. Ainsi, comment pourrais-je
expérimenter cela, sinon en épousant une femme ? »
L’étape est dangereuse, car elle ouvre la voie à toutes les
expériences, et surtout à une escalade de « prêtés pour un rendu ». Pourtant,
très prudemment, Tristan écarte l’hypothèse de cette escalade : « Je
n’agis pas ainsi parce que je veux la haïr, mais parce que je veux m’éloigner d’elle
et l’aimer comme elle m’aime, afin de savoir comme elle aime le roi. » Si
l’on comprend bien, ce n’est pas du dépit de la part de Tristan, ce n’est pas
non plus un désir de vengeance, mais tout simplement la volonté de savoir comment Yseult peut aimer Mark . C’est une attitude
de jalousie à son paroxysme, presque une attitude de « voyeur » dans
la mesure où Tristan, dévoré par une souffrance intérieure, doit accorder cette
souffrance qui repose actuellement sur l’imaginaire avec une réalité qui lui
échappe mais qu’il croit pouvoir atteindre [66] .
Tristan va donc épouser la fille du duc Hoël de Bretagne, Yseult
aux Blanches Mains : « Il crut qu’il y trouverait jouissance, ne
pouvant trouver jouissance là où allait son vouloir. En la jeune fille, Tristan
remarqua le nom, la beauté de la reine. Il n’aurait voulu la prendre à cause de
son nom seul, ni à cause de la beauté, n’avait été le nom d’Yseult. Si elle ne
s’était pas appelée Yseult, jamais Tristan ne l’aurait aimée, si elle n’avait possédé
la beauté d’Yseult, Tristan n’aurait pu l’aimer. » Voilà donc un cas
typique de transfert . Mais attention, nous
prévient l’auteur, « il veut se délivrer de sa peine et ne fait qu’élever
de nouveaux obstacles ». Cela prouve que quelque chose ne va pas dans son
raisonnement, et qu’il se méprend sur les véritables buts qu’il poursuit :
« À son mal, il recherche une vengeance telle qu’elle
doublera son tourment . » Voilà la vérité lâchée.
En effet, la nuit de ses noces avec Yseult aux Blanches
Mains, on lui retire du doigt l’anneau que lui avait donné Yseult la Blonde. C’est
la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Tristan retrouve intacte la
souffrance à laquelle il avait voulu échapper. Il est pris au piège. Jamais son
amour pour Yseult la Blonde n’a été aussi fort, aussi unique . La femme aimée
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