L'Amour Courtois
voir, je ne croirai rien de ce
que votre messager me dira. Mais dès que je reverrai l’anneau, ni tour, ni mur,
ni château fort ne m’empêcheront d’accomplir aussitôt la volonté de mon amant, selon
mon honneur et ma volonté, pourvu que je sache que tel est votre désir. »
Sont-ce là des paroles de coupables repentis qui décident de rompre avec un fol
amour pour rentrer dans la voie du devoir ?
De toute façon, dans la longue conversation que les deux
amants ont avant la séparation, il n’est question que de l’amour qui les unit, de
« présent d’amour », de « gage mutuel de possession », d’obéissance aveugle aux désirs
de l’autre (« Que ce soit sagesse ou folie, à aucun prix je ne manquerai d’accomplir… »).
Mais tout cela reste dans les limites les plus strictes du code d’amour. Et Tristan
a pris soin de préciser, quelque temps auparavant, qu’il n’a jamais eu « de
relations coupables qui aient pu être pour lui (le roi Mark) une cause de honte »,
ajoutant qu’il est prêt à combattre en duel judiciaire quiconque oserait « prétendre
que j’ai joui de votre amour d’une manière déshonorante ». Qu’est-ce à
dire ? On a accusé Tristan de jouer sur les mots, mais il ne semble
pourtant pas que ce soit le cas. L’insistance des auteurs à laver les amants de
toute culpabilité ne s’appuie pas seulement sur le fameux philtre, lui-même
souvenir de l’acte magique du geis irlandais. Il
est fort possible que Tristan et Yseult aient respecté intégralement le contrat de la fin’amor ,
c’est-à-dire que leurs relations sexuelles, par ailleurs bien réelles, se
soient arrêtées avant la consommation de l’acte, lui-même dûment réservé au
mari [65] : cela justifierait
ainsi les paroles de Tristan qui prétend n’avoir pas agi de façon déshonorante
envers Mark, car il n’a pas outrepassé ses propres droits, il n’a pas privé le
roi de sa prérogative à vrai dire unique, la pénétration de la femme au cours
de l’acte sexuel. La joie des amants peut être
obtenue par bien d’autres moyens, parfois beaucoup plus élaborés, et pour
reprendre une terminologie moralisante, beaucoup plus « pervers ». Mais
qu’importe si l’immoralité – au regard de la doctrine chrétienne – existe dans
les détails pourvu que la morale soit sauve sur le plan de l’essentiel. À ce
compte, c’est vraiment le cœur léger que Tristan peut se séparer d’Yseult. Il
sait qu’il n’a pas commis de faute. De la même façon Yseult pourra prononcer le
serment ambigu devant Arthur, Mark et tous les chevaliers de la Table Ronde, jurant
qu’aucun homme ne s’est aventuré entre ses cuisses hormis son mari et le
vagabond qui lui a fait passer le marécage. Après tout, « prodiguer l’amitié
de ses cuisses », comme disent les vieux textes irlandais, cela ne veut
pas dire autoriser la pénétration.
Ces considérations ne sont pas inutiles, car elles éclairent
d’un jour nouveau l’attitude de Tristan devant la culpabilité dont on voudrait
le charger et que lui-même refuse avec obstination. Son attitude passe pour de
l’hypocrisie : c’est vrai dans l’absolu, mais ce n’est plus qu’une
protestation sincère si l’on tient compte de la nature réelle des rapports
sexuels qu’il entretient avec Yseult. Les auteurs ne s’y sont pas trompés, et
leur but n’était certainement pas de « noircir » le héros en lui
faisant jouer le rôle de Tartuffe. Au reste, le duel judiciaire et le « jugement
de Dieu » étaient choses trop sérieuses aux XII e et XIII e siècles, pour qu’on s’en moquât
de façon éhontée. Les écrivains du Moyen Âge sont parfois très crus, mais ils
ne blasphèment jamais, surtout sur des matières aussi fondamentales qu’un
serment de type féodal : non, Tristan n’a jamais failli au roi Mark, et
les rapports sexuels qu’il a eus avec la reine Yseult sont seulement ceux qui
sont tolérés par la morale spécifique de la fin’amor .
C’est d’ailleurs peut-être ainsi que s’explique la « brûlure sans fin »
que ressentent les amants et qui les pousse à se réunir, quelles que soient les
circonstances, quels que soient les ennemis qui les guettent. Tant pis si la
morale chrétienne ordinaire réprouve de telles manigances : la chevalerie
d’amour, qui a des exigences autres, a son propre code d’honneur qui ne
concerne pas les non-initiés. De cette façon, « Dieu protège les
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