L'Amour Courtois
après
tout, Gauvain, fils de la sœur d’Arthur, est, selon la coutume matrilinéaire
des Celtes, l’héritier normal du roi Arthur : il est donc l’équivalent de
Tristan dans le fameux triangle symbolique que nous retrouvons dans tous les
textes courtois : Lancelot n’est qu’un étranger ,
un « hors fonction » introduit tardivement dans le jeu, même s’il a
pris la place du neveu qu’il surpasse et occulte. Ce qui est également frappant
dans cet hommage, c’est l’universalité prêtée à Guenièvre : elle est la
source et l’origine de tout le bien du monde, ce qui en fait l’équivalent d’une
divinité-mère, celle qui nourrit l’ensemble de l’humanité en répartissant
nourriture et richesses. On croirait d’ailleurs lire un cantique en l’honneur
de la Vierge Marie, car la mère de Jésus est aussi la mère de tous les hommes, et
l’on sait que le culte marial a pris un essor considérable durant l’époque
courtoise. Assurément, il y a des traits de la Vierge Marie dans le personnage
de Guenièvre, à moins que ce soit la Vierge Marie qui ait emprunté des
caractéristiques de Guenièvre, celle-ci représentant de façon incontestable l’antique
déesse-mère universelle que, depuis l’aube des temps, les peuples n’ont cessé d’adorer.
Écoutons donc les troubadours : « Plus blanche
elle est qu’ivoire, nulle autre idole ne veux voir […] Toute la joie du monde
est nôtre, dame, quand deux l’amour nous tient » (Guillaume IX d’Aquitaine).
« Quand la fraîche brise souffle de votre pays, il me semble que je hume
un vent de paradis, à cause de l’amour de la gente fille qui m’a soumis à elle,
et qui j’ai mis ma passion et mon cœur. Car j’ai quitté toutes les femmes pour
elle, tant elle m’a ensorcelé » (Bernard de Ventadour). « Je ne crois
pas que la beauté d’une autre dame puisse égaler la sienne, car la fleur du
rosier, quand elle éclot, n’est pas plus fraîche qu’elle ; son corps est
bien fait et de gracieuses proportions, et sa bouche et ses yeux sont la clarté
du monde. Car jamais la beauté ne sut rien faire de plus pour elle, et a si
bien mis en elle toute sa puissance que rien ne lui est resté pour d’autres »
(Raimon de Miraval). « Si je suis capable de dire ou de faire rien qui
vaille, c’est à elle que doit revenir ma gratitude, car elle m’a donné la
science et le talent qui ont fait de moi un gai poète. Tout ce que je produis
de plaisant et jusqu’aux pensées qui me viennent du cœur, je le dois à son beau
corps plein de grâce » (Peire Vidal). « Je l’aime et la désire de si
grand cœur que, par excès d’ardeur, je me la ravirai, je pense, à moi-même, si
l’on peut perdre un être à force de l’aimer. Car son cœur submerge le mien tout
entier d’un flot qui ne s’évapore point » (Arnaut Daniel).
On a beau se dire que toutes ces belles phrases font partie
d’un mode d’expression littéraire, que ce sont des clichés poétiques, on doit
cependant reconnaître que ce sont les éléments d’un rituel extrêmement complexe
et rigoureusement mesuré. De toute évidence, autour de la Domina de l’amour courtois, se tisse un réseau de
gestes et de paroles qui paraissent stéréotypés – et qui le sont réellement – mais
qui proviennent de la nuit des temps. C’est alors qu’on peut reconnaître à la
fois dans l’expression poétique des troubadours et dans les schémas mythologiques
récupérés par les romanciers les éléments d’une liturgie concernant un
personnage clef de l’histoire des religions : la grande-déesse, qu’on
appelle parfois la Mère universelle, ou encore la déesse des commencements. La fin’amor ne serait-elle pas une résurgence à peine
profane, dans le cadre d’une société qui cherche son âme, d’un rituel qui
visait précisément à faire coïncider l’être humain avec son âme, dans le sein
quelque peu mystérieux et ténébreux d’une déesse ambiguë ?
1. LA DÉESSE DES COMMENCEMENTS
Comme l’a si bien montré Mircéa Éliade, il y a toujours, dans
la mémoire de l’humanité, un in illo tempore où se déroulent des événements qui expliquent le monde et sa complexité. En ce temps-là , il y avait le mythe. Et le mythe s’est
fait chair, s’est incarné dans les faits. L’histoire n’est pas autre chose que
l’incarnation du mythe, mais nous n’en conservons le souvenir que par le récit
légendaire qui délimite tant bien
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