L'Amour Courtois
ne peut être qu’ unique , même si on la voit à travers un objet de
substitution. Cela infirme d’ailleurs toutes les hypothèses qui ont été faites
au sujet de rapports plus ou moins directs entre l’histoire de Tristan et le
tantrisme indien. En bref, Tristan prétexte auprès de son épouse une blessure
douloureuse pour ne pas consommer son mariage. Yseult aux Blanches Mains
restera vierge, Tristan ne la touchera même pas. Et, plus tard, c’est parce que
la jeune fille, se promenant avec son frère Kaherdin, rira de se voir éclaboussée
par un jet d’eau entre les cuisses, là où aucun homme n’a mis la main, que
ledit beau-frère de Tristan apprendra que le mariage de sa sœur est nul et non
avenu [67] .
Cette impuissance volontaire de Tristan est un élément capital
dans la problématique du couple infernal constitué par Tristan et Yseult. Maintenant,
les deux amants sont à égalité, puisqu’ils sont mariés l’un et l’autre. Mais si
Yseult peut répondre au désir conjugal de Mark – et au besoin le provoquer –, Tristan,
au contraire, ne peut satisfaire le désir de son épouse, et de plus n’en a
nulle envie. Tristan est incapable de faire l’amour
avec une autre femme qu’Yseult la Blonde , et cela quelles que soient les
motivations, désir de vengeance, expérience, connaissance par comparaison de ce
qui se passe entre Mark et Yseult.
On retrouve ici le fondement de la problématique du « triangle ».
Yseult la Blonde peut se partager entre son mari et son amant parce que ce n’est pas la même chose , mais Tristan
ne peut pas se partager entre les deux Yseult parce que ce serait la même chose,
mais dédoublée, ce qui est impossible. Tristan se montre le fin amant absolu qui ne peut aimer qu’une dame
unique [68] . C’est là toute la
différence avec Yseult la Blonde : Yseult la Blonde, qui souffre
réellement de son éloignement d’avec Tristan, est seulement fidèle
spirituellement, mais Tristan est fidèle spirituellement et matériellement. Faut-il
en conclure, que, contrairement aux apparences et aux idées reçues, l’homme est
capable, en amour, d’assumer de plus redoutables sacrifices que la femme ?
Le mythe, transcrit dans le roman de Tristan, répond par un oui catégorique à cette question. Oui, l’homme peut
assumer de plus redoutables sacrifices. Oui, l’homme peut aimer désespérément . Et c’est bien le sens de la fin’amor : la dame est toujours une déesse, incarnation
de toutes les beautés, de toutes les perfections, mais elle est souvent cruelle
et toujours ambiguë , comme le sont toutes les
divinités.
Mais la divinité, tout ambiguë qu’elle est, ne peut survivre
sans celui qu’elle a choisi. Car, en définitive, c’est toujours elle qui
choisit, comme Grainné avait jeté le geis sur
Diarmaid. Quand Yseult arrive trop tard et que Tristan vient juste de mourir, elle
n’a pas un instant d’hésitation : « Ami Tristan, puisque vous êtes
mort, il est juste que je ne doive pas vivre davantage. » Son choix est
fait depuis longtemps, quand elle a demandé – en secret – à Brangwain de leur
servir le philtre. Et elle le rappelle avant de s’étendre sur la couche funèbre
de Tristan : « Je trouverai la consolation dans le même breuvage. »
Ainsi peut s’accomplir la fin’amor , l’amour
dans son ultime phase, celle qui est éternelle, celle de l’étreinte
paroxystique et mortelle qui conduit les amants à leur triomphe. Décidément, Tristan
et Yseult sont bien les représentants les plus absolus du couple infernal.
III - L E S LITURGI E S AMBIGUËS
C’est sous la plume de Chrétien de Troyes, dans le récit de Perceval, ou le Conte du Graal , que se trouve le
plus étrange éloge, placé dans la bouche de Gauvain, de la Domina de l’amour courtois, incarnée pour la
circonstance par la reine Guenièvre : « Depuis la première femme qui
fut formée de la côte d’Adam, il n’y eut jamais de dame si renommée. Elle le mérite
bien, car de même que le maître endoctrine les jeunes enfants, ma dame la reine
enseigne et instruit tous ceux qui vivent. D’elle descend tout le bien du monde,
elle en est la source et origine. Nul ne peut la quitter qui s’en aille
découragé. Elle sait ce que chacun veut et le moyen de plaire à chacun selon ses
désirs [69] . »
Il est assez surprenant que ce soit Gauvain qui rende ainsi
ce vibrant hommage à la femme de son oncle, et non pas Lancelot. Mais
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