L'Amour Et Le Temps
assaillants, l’arrêta sur le pont-levis. « Où vas-tu donc, petit brave ? Tu es trop jeune pour te faire tuer. Tu n’as même pas d’arme ! Tiens, prends au moins ça. » Il lui tendit un sabre court à poignée de cuivre : un briquet de caporal. « Merci, monsieur », dit Fernand. Il n’imaginait pas trop à quoi devait servir un sabre, contre une place forte, mais il était tout fier d’en avoir reçu un. Il ne s’en défila pas moins à l’abri autant qu’il put, afin de regarder les gardes-françaises donner l’assaut. Ils entraient à leur tour dans la cour du Gouvernement. L’officier en personne et un bourgeois s’avançaient sous le feu, repoussaient le chariot de paille pour dégager le grand pont-levis dont le tablier relevé servait de fermeture à la forteresse. Deux des pièces furent chargées puis braquées sur cette porte aux poutres énormes.
Fernand observait ces apprêts lorsqu’une explosion lui déchira les oreilles. Une masse le heurta. Par l’une des meurtrières encadrant le pont-levis, les Suisses venaient de lâcher un coup de canon à mitraille. La décharge avait couché par terre une dizaine d’hommes. L’un d’eux, tué net, s’était écroulé sur l’adolescent. Pendant quelques minutes, sourd, aveuglé, il lui sembla nager dans des profondeurs d’où il ne parvenait pas à sortir. Enfin, il émergea, ramant des bras et des jambes sur le pavé sanglant, parmi les blessés, les morts. Ce spectacle lui souleva le cœur et lui inspira en même temps une peur rétrospective. Comme il se dirigeait, quelque peu titubant, vers la cour avancée, un sergent des gardes, le croyant blessé, le soutint jusqu’au porche. La vue de ce jeune garçon couvert de sang, son sabre pendu encore au poignet par le cordon rouge, arracha des exclamations à des bouches féminines. « Oh ! mon Dieu, le pauvre petit ! Voyez-moi cette pitié ! Les lâches ! ils tuent les enfants ! » Ah ! non, quand même, il en avait assez de s’entendre dire par tout le monde qu’il n’était qu’un gamin. « Sacrebleu ! se récria-t-il, je ne suis pas un enfant. – Mais non, pour sûr, mon miston, tu es un héros ! » On s’était emparé de lui. Une femme lui essuyait le visage, lui tâtait le crâne, en quête de blessures. Une autre lui avait ouvert sa chemise et le palpait. Soudain, elle partit à rire. « Ah bah ! le gaillard m’a l’air d’être en excellente santé ! » Elle le prit par la taille. « Viens, mon héros. Je vais te soigner, moi. Viens, mon joli petit citoyen. »
Fernand, tout palpitant d’émoi, sentant ces douces mains lui caresser le torse, ne se doutait pas qu’en ce moment son père courait les plus graves dangers. Des gens, furieux de voir l’attaque piétiner, avaient reporté leur colère et leur crainte sur l’Hôtel de ville. Si par malheur la Bastille tenait, tout était perdu. Ils sommaient les électeurs d’ordonner le siège en règle, et comme nul n’en avait pour l’instant le moyen, ils les traitaient de lâches, de vendus à la Cour. Ils entraient, sortaient, revenaient plus nombreux, plus furibonds, avec des jeunes gens du Palais-Royal, des séides de Laclos et de Sillery, qui avaient dressé des listes de leurs bêtes noires. Flesselles y figurait en tête. On était allé le chercher dans le secrétariat, l’obligeant à revenir dans la salle Saint-Jean. On lui montrait le poing, quand ce n’était pas des pistolets. On l’accusait de s’entendre avec le « monstre Launay », de donner la main à Besenval prêt à fondre sur la ville par l’ouest tandis que la Bastille, avec ses grosses pièces des tours, foudroierait l’autre côté de Paris. Le faubourg Saint-Honoré, à la voix de Desmoulins dépavait, dressait des barricades pour arrêter la cavalerie de Lambesc. Tous les districts réclamaient du canon. Saint-Roch envoyait des émissaires pour lui rapporter la tête du prévôt et pendre des électeurs. On les menaçait. Des pistolets, des fusils les couchaient en joue. À un moment, il y eut une ruée telle que les barrières, déjà déplacées, furent projetées sur la table.
Une torpeur de fatigue, de faim, d’abrutissement au milieu de ces cris, s’était emparée de Dubon comme de presque tous ses collègues. Désessarts, épuisé, dormait, la tête entre les bras. D’autres, hagards, les yeux fixes et vides, contemplaient les forcenés sans plus les voir. Seul, Saint-Méry, inlassable, écrivait
Weitere Kostenlose Bücher