L'Amour Et Le Temps
faveur.
— Ma foi, j’ai pleine confiance dans la bonne volonté du Roi. Je suis convaincu qu’avec le soutien de tous les honnêtes gens des trois ordres il serait heureux d’établir des institutions conformes au progrès de l’esprit, modernes, en un mot.
— Modernes, modernes ! fit M. Dupré, je veux bien. On propose dans La Feuille hebdomadaire beaucoup de choses dont bon nombre me paraissent des billevesées. De plus, tout cela reste singulièrement confus, pour ne pas dire incohérent. Je voudrais voir une vraie construction, une charpente au moins. »
Léonarde, toute discrète qu’elle était dans ce cercle où elle se sentait petite, ne put s’empêcher d’approuver. Cette fièvre de changement inquiétait un peu en elle la ménagère.
« Avant de toucher à ce qui existe, remarqua-t-elle, ne faudrait-il pas savoir bien ce que l’on va mettre à la place ?
— On le sait à peu près, répondit le châtelain. Le système préconisé unanimement par les esprits les plus raisonnables, c’est une monarchie tempérée, gouvernant avec le concours de délégués des États provinciaux. De cette façon, le pays actif, celui qui travaille, qui produit les richesses, participerait à la rédaction des lois et en surveillerait l’exécution.
— Nous n’en sommes pas là, tant s’en faut, observa Claude. Rien ne se fera si, aux États, on ne délibère par tête. »
M me Dupré, bonne bourgeoise de cinquante-trois ans dont les vertus étaient toutes domestiques, s’enquit de ce que signifiaient ces mots.
« On ne cesse, dit-elle, d’entendre ces deux expressions : « par tête », « par ordre ». Je n’y comprends rien. Par ordre de qui ? Par tête de quoi ? De bétail ?
— Ma chère dame, répondit Claude en riant, la chose est simple : délibérer par ordre, c’est réunir en une seule voix les votes de chacun des trois ordres. Ainsi la noblesse aurait une voix dans les délibérations, le clergé une, le tiers état une. Cela revient à dire que nous, le tiers, nous trouverons toujours deux voix opposées à la nôtre contre toute réforme touchant aux privilèges importants. Si, au contraire, on délibère par tête, la voix de chaque député comptera. Dans ce cas, comme les votes du bas clergé et d’une fraction de la noblesse se joindront aux voix du tiers, nos députés seront les plus puissants. Les grands changements souhaités pourront s’accomplir. »
Sur quoi le jeune avocat, se levant, se dirigea vers Lise réinstallée un peu à l’écart, dans son fauteuil, tandis que M lle de Reilhac, brandissant un filet, poursuivait des papillons. Claude avait été trop pris par la discussion, trop occupé à parer les bottes de Thérèse, pour saisir ce qu’il y avait d’anormal dans l’attitude de la jeune fille, dans le soin que Bernard et elle mettaient à s’éviter.
« Nos propos vous ennuient, lui dit-il. Voulez-vous que nous parlions de choses moins sévères en nous promenant un peu ?
— Monsieur, je suis votre servante. »
Il lui offrit le bras. M me Naurissane les observait avec une crispation de la lèvre et du sourcil. Elle jeta un coup d’œil vers Bernard. Les traits tirés, un creux d’ombre sous les paupières, il ne semblait soucieux que d’entendre le châtelain et M. Dupré qui stigmatisaient l’attitude du Parlement de Paris. En se prononçant contre le vote par tête, pour préserver leurs propres privilèges, les conseillers avaient trahi le tiers dont ils se prétendaient jusque-là les défenseurs.
II
« Bonjour, beau damoiseau ! » dit la jolie fille en passant. Elle arrêta sur Bernard ses yeux verts, bordés de cils sombres. « Tiens ! qu’as-tu donc ? Tu es malade ?
— Malade, moi ! Tu rêves.
— Tu n’as pourtant pas fraîche mine. Pour un garçon si sage ! » ajouta-t-elle avec un éclair de moquerie.
« Peut-être le serais-je moins si tu l’étais un peu plus, répliqua Bernard en rangeant par paquets des écheveaux de laine.
— Par exemple ! Que se passe-t-il ? Les amours villageoises ne vont plus ? Monsieur serait disposé…
— À rien, trancha-t-il. Ne perds pas ton temps en propos oiseux. Tu vas faire attendre tes pratiques. »
Elle était coiffeuse. Chaque matin, elle commençait de bonne heure la tournée de ses clientes, allant de maison en maison donner ses soins aux chevelures de la moyenne bourgeoisie d’abord, puis de la grande et des dames aristocratiques
Weitere Kostenlose Bücher