L'Amour Et Le Temps
n’ayant pris que le temps de déposer ses armes au corps de garde. Dans ce costume, bien différent de la tenue blanche, assez fade, des miliciens, il paraissait soudain austère, avec une gravité inattendue sur ses traits et le dessin tout énergique du visage sous les cheveux sans poudre, bien serrés dans leur ruban de queue. La netteté de l’uniforme encore dans son neuf, les couleurs vives – habit bleu de roi, aux revers, parements et collet rouges, tranchant avec les guêtres, la culotte et le gilet blancs – accusaient la force élégante de son corps.
« Ma foi ! c’est Mars en personne ! Le militaire vous sied à merveille, mon cher Bernard », dit Thérèse non sans un peu d’ironie.
Elle prit le bicorne, regardant avec curiosité cette cocarde qu’elle voyait pour la première fois. Le symbole ne lui plaisait guère, bien qu’il comportât la couleur royale. Depuis deux mois, les événements, si contraires à ses attentes, la déconcertaient. Ils ébranlaient son assurance quant aux pouvoirs de la grande bourgeoisie, mais ils l’enracinaient d’autant plus dans ses principes aristocratiques.
Avec un sourire, elle laissa les jeunes gens tête à tête, en déclarant qu’elle allait se reposer un peu dans sa chambre. Ils étaient tous deux pleins d’embarras. Lise, intimidée devant ce Bernard fort dissemblable du garçon qu’elle avait connu à Thias ou poussant son charreton dans les rues de Limoges, le trouvait extraordinairement beau dans sa tenue de soldat. Elle se sentait plus que jamais attirée vers lui quoiqu’il semblât maintenant très loin d’elle. « Comme vous voilà sévère ! » soupira-t-elle.
Il secoua la tête.
« Non. Seulement j’ai à vous dire des choses, Lise. Ce n’est pas facile.
— Quoi donc ? Pourquoi serait-ce difficile ? Venez par là, nous serons plus libres pour parler. »
Elle l’emmena au jardin d’hiver. Les portes étaient ouvertes sur le parc ombreux, les jets d’eau crépitaient doucement dans le bassin. En prenant place près d’elle sur le sofa, Bernard ne prêta point attention à son briquet, sur lequel il faillit s’asseoir. Le règlement lui interdisait de s’en séparer tant qu’il était en uniforme dans la rue. À l’entrée du salon, il avait omis de le décrocher. « Ces diables d’outils ! s’exclama-t-il. Je n’arrive pas à en prendre l’habitude…
L’incident, qui fit sourire Lise, dissipa sa timidité envers son ami. Il lui redevenait accessible. D’un élan, elle lui tendit les mains. Mais lui, secouant de nouveau la tête :
« Non, Lise, il ne faut pas.
— Et pourquoi donc ! se récria-t-elle. Enfin, Bernard, qu’y a-t-il ?
— Je ne sais pas. Non, je ne sais pas bien. Croyez-moi, je vous aime, je vous aimerai toujours. Vous êtes merveilleuse.
— Mon cœur ! dit-elle, tout illuminée.
— Ce n’est pas possible, hélas !
— Quoi donc ?
— Vous et moi, notre situation. Non, ce n’est pas possible, répéta-t-il en cherchant avec effort ses mots. Vous comprenez, Lise, je croyais éprouver simplement des scrupules. Et c’est vrai, j’en éprouve d’immenses, je me sentirais très coupable de vous enlever à Claude. Mais ce n’est pas seulement ça, je l’ai senti ces jours derniers. C’est… Ah ! comment dire ! »
Il regardait avec envie la bouche si fraîche de dessin, de couleur, si différente des lèvres triomphantes de Babet, qui s’était tendrement offerte à la sienne. Il se rappelait l’expression de bonheur suprême dont ces yeux, cet adorable visage avaient resplendi, là-bas, au bord de l’étang. Comment pouvait-il tant admirer, tant chérir tout cela, et le refuser !
« Lise, Lise ! s’écria-t-il, vous êtes tellement pure ! J’ai de vous dans mon cœur une image… qu’il me semble que je ruinerais si je vous traitais comme n’importe quelle femme. Ah ! je m’exprime mal ! Je sens bien cela pourtant. Je ne peux pas détruire en vous ce que j’adore, comprenez-vous ? Ce que j’ai adoré dès l’instant où je vous ai vue. Vous ne m’entendez pas ? Oui, je suis absurde, je ne m’entends pas moi-même. Mais tenez, la semaine dernière, dans l’attente, en pensant à vous d’une manière indigne de vous, j’avais le sentiment de vous faire injure, j’étais plein de malaise, de honte. »
Les cils bas, les mains serrées entre ses genoux, elle écoutait en silence. Comme il se taisait, gêné par les derniers mots
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