L'Amour Et Le Temps
Beauharnais, que le salut public exige le retour du Roi ? » Une brève consultation fit prévaloir cet avis. Aussitôt, La Fayette commanda de battre la générale pour mettre toutes les troupes sur pied. Il écrivit un billet portant que, les ennemis de la patrie ayant enlevé le Roi, il était ordonné aux gardes nationaux d’arrêter la famille royale où qu’elle fût. En attendant, interdiction à toute personne de quitter Paris.
En retraversant le jardin avec les autres députés, Claude, perplexe, se rappelait l’homme aux lunettes et ses propos sur La Fayette et Bailly. Guillaume Dulimbert présumait-il l’événement ? L’avait-il même préparé comme agent secret du général, ou comme émissaire des princes auprès de celui-ci ? Alors, pourquoi cette mise en garde ? Oh ! certes, l’individu semblait assez louche pour jouer très bien double rôle. Dans ce cas, pourquoi se bornait-il à un avertissement si vague ? Toute son attitude paraissait contradictoire. Il était ambigu comme La Fayette en personne, car enfin l’évasion n’avait pu se produire sans sa complicité, et tout à l’heure, il venait de prendre les mesures les plus énergiques pour ressaisir le Roi… En sachant sans doute qu’elles ne pouvaient plus rien arrêter.
On arrivait à la petite grille, gardée par un factionnaire et un contrôleur, par laquelle on passait du jardin à la venelle des Feuillants puis à l’arrière du Manège. Le président et les députés entrèrent dans le couloir qui faisait le tour de la salle communiquant avec lui par les portes de la « piste », les escaliers des loges pour les invités, les vomitoires des tribunes et des galeries. Ils trouvèrent là les administrateurs du Département, avec Danton escorté par une garde d’honneur de quatre fusiliers cordeliers. Réveillé par Desmoulins, à la nouvelle de la fuite du Roi, il avait sauté du lit en s’exclamant : « Oh ! nom de Dieu ! c’est La Fayette le responsable. Je le tiens ! » Vêtu à la diable, il s’était rué aux Tuileries, rameutant ses Cordeliers, hurlant à la foule : « C’est un complot, un vaste complot ! La Fayette avait répondu de la personne du Roi. Tous vos chefs sont des traîtres, ils vous trompent ! » On l’avait porté en triomphe. Au scandale de ses collègues du Département, il réclamait à grands cris le général. « Où est-il donc, cet âne ? »
Il était parti avec le maire pour l’Hôtel de ville où Bailly donna l’ordre de tirer le canon d’alarme, que Lise entendit. Sur la place de Grève, La Fayette, hué par des sectionnaires, eut ce mot : « De quoi vous plaignez-vous ? la suppression de la liste civile va faire gagner vingt sols à chaque citoyen. » Effectivement, le Roi, en partant, économisait aux Français les vingt-quatre millions de son entretien. La boutade produisit un résultat surprenant : elle changea tout d’un coup la crainte, la colère, en ironie. De ses fenêtres, Lise voyait la foule affluer vers les Tuileries : une foule qui ne manifestait aucune fureur d’émeute mais plutôt une excitation. À vrai dire, le sang-froid du général n’était pas seul à rassurer les esprits. Les républicains, les agents d’Orléans y travaillaient aussi en déclarant que le ci-devant Roi ne pouvait rien contre ses ci-devant sujets, qu’au contraire son départ allait permettre l’établissement d’un régime beaucoup plus agréable à tous. Déjà des marchands de journaux, agitant leurs feuilles encore humides, déchaînaient le rire en criant : « Il a été perdu un roi et une reine. Bonne récompense à qui ne les retrouvera pas ! » Des boutiquiers fermaient craintivement leurs magasins, d’autres barbouillaient sur leurs enseignes les lys et la couronne octroyés aux fournisseurs du Roi. Margot était allée voir comment les choses se passaient sur le Carrousel. Elle revint dire à sa jeune maîtresse que l’on entrait comme chez soi dans le château. Quelqu’un avait écrit à la craie sur la porte du pavillon de l’Horloge : « Logement à louer ». Tout le monde se promenait dans les appartements. Une marchande, avec ses paniers installés sur ce que l’on disait être le lit de la Reine, vendait là des cerises. Nul ne faisait de dégât.
Lise écoutait en achevant de s’habiller. Les amusements des badauds ne l’intéressaient guère. Impatiente de savoir quelles décisions on allait prendre, elle voulait se
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