L'Amour Et Le Temps
roucoulement des pigeons qui piétinaient sur la fenêtre. Lise rouvrit les yeux. Parfois, à de tels moments, malgré toute la plénitude de son amour pour Claude, ce n’était pas lui qu’elle souhaitait de retrouver ainsi près d’elle.
Un peu avant huit heures, il partit pour aller au comité. Lise, en peignoir, resta rêveuse devant la table du déjeuner, en songeant à Bernard. Viendrait-il pour l’anniversaire de la Fédération le mois prochain ? Elle le lui avait demandé à mainte reprise, enfin dans une lettre de l’avant-veille, en insistant sur son besoin de le revoir. Ils correspondaient régulièrement. Cela ne lui fournissait qu’un pauvre palliatif à l’éloignement d’un être toujours très présent en elle et dont rien ne la détachait. Depuis longtemps, elle comptait les mois, puis les semaines jusqu’au 14 juillet. À présent, il ne restait plus que vingt-trois jours – peut-être vingt-deux ou même vingt et un, car il arriverait nécessairement avant le 14. Ce serait le prélude à leur réunion définitive. En octobre ou novembre au plus tard, ils se retrouveraient tous les trois à Limoges où il faudrait bien retourner lorsque Claude ne serait plus représentant. Pauvre cher Claude ! il s’y résignerait mal. Certes, l’existence à Paris était autrement intéressante qu’en province, mais puisque l’Assemblée se passait d’elle-même la corde au cou ! Limoges avec Bernard, c’était mieux que n’importe quelle capitale.
La grosse Margot entra et se mit à desservir, bruyamment. Sa maîtresse prit une liasse d’assignats que Claude lui avait laissés. Elle en tendit quelques-uns à la servante en lui donnant des ordres pour le dîner. La crise des subsistances était loin, on trouvait tout ce que l’on voulait, en le payant assez cher. Lise alla faire sa toilette, ensuite, elle revint au salon où elle commença une lettre à sa sœur. Margot, un panier au bras, reparut, annonçant qu’elle… Une violente détonation qui fit vibrer les carreaux lui coupa la parole. Une autre suivit presque aussitôt. Puis une autre. Elles provenaient de derrière le Louvre. Le canon d’alarme. Les pièces se trouvaient sur le terre-plein du Pont-Neuf, devant la maison Dubon. « Que se passe-t-il donc ! » s’exclama Lise.
Margot, vive en dépit de sa corpulence, s’était élancée vers les fenêtres. On entendait un pas précipité, à l’étage au-dessus. Toutes les croisées, en face, se garnissaient de visages. Les boutiquiers sortaient sur leurs seuils. Dans la rue les gens s’arrêtaient, tout le monde s’interpellait. Le tocsin sonnait au loin. Soudain, une femme en robe de cotonnade à rayures arriva du Carrousel en courant et criant : « Il est parti… Ils sont tous partis ! »
Il était dix heures. Au début de la matinée, le valet du Roi, pénétrant dans la chambre pour le petit lever, l’avait trouvée déserte. On mit un moment à se rendre compte que tous les appartements l’étaient aussi. On prévint La Fayette chez lui. Il dormait encore.
Vers neuf heures moins vingt, Claude quittait le comité après avoir revu attentivement les articles du Code pénal en projet dont on devait discuter pendant la séance. Il prit le passage en planches tapissées de toile à rayures qui conduisait au Manège. Dans la longue salle pas très claire, les députés commençaient à peine de se réunir. On en comptait fort peu, bavardant çà et là dans la piste vide, meublée à chaque bout par un énorme poêle en faïence rappelant la forme de la Bastille. Les tribunes n’étaient pas encore ouvertes au public. Beauharnais, le président, sorti de son bureau, causait avec Duport devant le poteau où un huissier affichait l’ordre du jour dans une espèce de boîte verticale. Par extraordinaire, Montaudon était déjà là.
« Tu es tombé du lit, ma parole ! lui dit Claude.
— Ne m’en parle pas, je n’y pouvais plus tenir. J’ai un mal de dents ! Une vraie rage. »
Claude allait lui recommander la racine de guimauve, lorsqu’un piétinement, des clameurs se firent entendre à l’entrée. Une petite troupe de sectionnaires et de gardes soldés se précipita dans la salle en lançant l’inconcevable nouvelle. Il y eut une minute de stupeur. Après quoi le président, suivi des quelques députés présents, courut au château. Ils trouvèrent au pavillon de l’Horloge La Fayette, Bailly, pâle et désolé. « Pensez-vous, demanda-t-il à
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