L'Amour Et Le Temps
tourne à tous les vents de sa sensibilité. Au reste, rien ne prouve que La Fayette n’a pas laissé partir le Roi pour se faire nommer lieutenant-général du royaume ou président d’une république. J’ai les plus mauvais renseignements sur lui et je partage à son égard tous les soupçons de Robespierre.
— Si je puis donner mon opinion, dit Lise, je suggérerai de soumettre l’idée à M. Robespierre lui-même.
— Après tout, pourquoi pas ? Il doit être encore chez Pétion. Nous pouvons bien y aller. »
Il y était, en effet, en train de peindre à son compagnon la situation sous les plus sombres couleurs. Selon lui, la fuite du Roi faisait partie d’une vaste conspiration ourdie par les « enragés » avec la Cour émigrée. Pour montrer tant d’audace et d’assurance dans leurs gazettes du jour, ils devaient avoir toutes prêtes, sous Paris ou non loin, des forces considérables. Non seulement La Fayette, mais les ministres et une large fraction de l’Assemblée étaient complices de la Cour. Reprenant le mot de Desmoulins, au 12 juillet, il assurait que les royalistes allaient se livrer à une Saint-Barthélemy des patriotes. Il en serait la première victime, il le savait bien. Il ne lui restait pas vingt-quatre heures à vivre.
Calme, le blond Pétion haussait un peu les épaules en lui assurant qu’il exagérait ses craintes. Là-dessus, Brissot, avec son grand nez au vent, survint, en quête de nouvelles pour son journal Le Patriote. Brissot était de Chartres, comme Pétion, et grand ami de celui-ci. Sa passion pour les institutions américaines qu’il avait étudiées sur place lui semblait au point de se satisfaire, elle lui montrait tout en beau. Il se répandit en louanges sur La Fayette. Comme Robespierre, en se mordillant les ongles, répondait que La Fayette avait nécessairement trempé dans l’évasion du Roi, le journaliste répliqua :
« C’était le seul moyen de nous donner la république.
— Qu’est-ce que la république ? » dit Robespierre en s’efforçant de rire.
Claude, Lise et Dubon entrèrent à ce moment dans la pièce ombreuse avec ses volets poussés contre le soleil, où le dessert restait encore sur la table. Robespierre écouta en silence Claude lui parler du placard signé par Legendre. Dubon, que la chaleur assoiffait, demandait un verre à M me Pétion, une bonne bourgeoise assez insignifiante, et se versait de l’eau d’une carafe, puis il exposa son idée. Brissot appuya d’enthousiasme, sauf pour Sieyès : à sa place, il voulait Danton. Robespierre réfléchissait, l’œil méfiant.
« Votre proposition me flatte, mais si je ne suis pas monarchiste, je ne suis pas non plus républicain.
— Peut-on savoir alors ce que vous êtes, monsieur ? demanda Lise non sans une secrète ironie.
— Pour l’instant, madame, je suis un homme menacé de périr sous les poignards de la tyrannie. »
En vérité, il semblait ne plus croire beaucoup lui-même à sa crainte. Lise eut le sentiment qu’il s’en servait comme d’un voile dans les plis duquel il déguisait sa pensée – ou son indécision. Probablement son indécision. Il approuva de sa tête poudrée, à la blancheur bleutée dans la pénombre, un mot de Claude :
« Je ne crois pas que nous soyons mûrs pour une république, nos mœurs ne sont pas républicaines.
— Elles le deviendront », dit Brissot.
D’autres visiteurs venaient d’arriver : les Roland. Eux aussi avaient vu l’affiche sur leur chemin. Ils habitaient rue Guéné-gaud, à l’hôtel Britannique où M me Roland tenait salon. Brissot, Pétion en étaient déjà des habitués. Entendant les paroles échangées par le journaliste et Claude, la jeune femme, gracieuse avec ses cheveux noirs ondulés sous un chapeau de tulle à cocarde tricolore, intervint non sans bon sens.
« Il est vrai, monsieur, dit-elle, que les lois et les institutions monarchiques n’ont apparemment pas le but de préparer beaucoup les mœurs au gouvernement contraire. Alors, il serait toujours trop tôt pour essayer la république ; on resterait à jamais embarrassé dans ce cercle vicieux : la législation et l’éducation républicaines peuvent seules former les hommes à la république, mais la république elle-même est préalablement nécessaire pour vouloir et décréter ces lois et cette éducation. Il n’y a qu’un moven pour sortir de ce cercle, poursuivit-elle en se tournant vers Robespierre,
Weitere Kostenlose Bücher