L'Amour Et Le Temps
festivités nationales. Sa lettre le révélait non seulement assombri par cet espoir déçu, mais encore habité d’une sourde et profonde amertume. Il ne parlait clairement que de ses inquiétudes relativement au pays, à la guerre présagée par la levée de soldats volontaires, dont les autorités et le club s’efforçaient de provoquer le recrutement, aux croissantes incertitudes de l’avenir, à la difficulté d’accorder en soi-même le citoyen et l’individu, les opinions et les sentiments. « Hormis un peu Jean-Baptiste, aucun des miens ne me comprend plus ; je leur fais de la peine, et eux me déchirent l’âme, Léonarde surtout qui m’était si chère ! » Sans le dire, il laissait soupçonner la source plus secrète de la tristesse dans laquelle baignait sa vie. C’était la conscience de l’avoir manquée. Lise comprenait bien d’où venait à Bernard ce sentiment.
Elle pleura de ne pas voir son ami, d’être obligée d’attendre encore plusieurs mois avant de le retrouver, mais elle pleura aussi sur l’absurdité des circonstances qui, de la situation la plus simple, avaient fait un véritable labyrinthe où ils s’étaient perdus l’un et l’autre. Ils s’aimaient comme Lucile et Camille, ils se seraient unis pour leur existence entière. Non, il avait fallu que tout un concours de hasards leur rendît impossible une chose si naturelle. Il n’y aurait jamais de bonheur parfait pour eux, même quand ils se rejoindraient à Limoges, car l’amour de Claude était à présent aussi enraciné en elle que celui de Bernard. Elle resterait toujours déchirée entre ce double, ce monstrueux besoin où ne s’intéressait pas seulement son cœur.
Elle pensait à Thias, à ce baiser au bord de l’étang, à toutes les fois où, trop candide, elle n’avait pas su comprendre ce qui la poussait si vivement vers Bernard. Mais elle se rappelait aussi le jour où, dans le jardin, en lisant la lettre de son mari, elle avait senti qu’elle commençait à l’aimer.
Elle passa vivement dans sa chambre pour effacer les traces de ses larmes, en l’entendant rentrer. Il revenait tout animé du Manège où l’on avait affiché à la porte des Feuillants un insolent placard proclamant que la nation ne rendrait jamais sa confiance à un parjure, à un fuyard. Peu importait de savoir si cette fuite était son fait ou celui d’autrui. Fourbe ou simplement imbécile, dans l’un ou l’autre cas il ne représentait plus rien. La nation se sentait libre de lui comme il s’était séparé d’elle. Elle ne voyait plus en lui qu’un simple particulier : M. Louis Bourbon. Il n’y avait rien à craindre pour sa sûreté : la France ne se déshonorerait pas. Quant à la royauté, elle était morte, finie à jamais. Que signifiait d’ailleurs un office livré au hasard de la naissance et qui pouvait être rempli par un idiot !
« Cela sort du clan Condorcet, dit Claude à sa femme après lui avoir résumé ainsi le placard en se mettant à table. C’est signé Du Châtelet, tu sais ce petit officier de la guerre d’Amérique, très lié avec l’Anglais Payne qui, en l’occurrence, a certainement tenu la plume ; on reconnaît son genre. Malouet était furieux, il voulait faire arrêter les auteurs. Pétion réclamait avant tout la lecture. Tu penses ! Pour que les tribunes applaudissent ce factum !
— Finalement qu’avez-vous résolu ? demanda Lise avec effort.
— Nous avons traité la chose par le dédain.
— L’Assemblée passe à l’ordre du jour.
— Voilà !… Qu’as-tu donc, mon cœur ? Je te trouve bien petite mine.
— J’ai du chagrin. Bernard ne viendra pas, il l’a écrit. »
Claude poussa une exclamation désolée. « C’est très chagrinant, en effet, dit-il. Je me faisais une telle joie de le revoir ! Évidemment, dans les circonstances actuelles, il fallait se douter !…»
Et il ajouta en caressant la main de sa femme :
« Mon petit chat ! je comprends ta peine. Pauvre petit, je ne peux pas te consoler, n’est-ce pas ?
— Non, mon cher ami, dit-elle avec un regard triste et tendre. Pas plus que Bernard ne pourrait me consoler de ton absence. Mais sais-tu ce qu’il y a de plus cruel ? C’est qu’il est très malheureux. Tiens, lis. »
Elle tira de son sein la lettre. Claude était assez fin pour deviner, lui aussi, la source profonde du tourment de Bernard ; et il aimait, il admirait trop Lise, pour ne pas comprendre tout ce que
Weitere Kostenlose Bücher