L'Amour Et Le Temps
bord du ruisseau, écoutèrent les orchestres en regardant les jeux des baladins. Ils burent du lait crémeux à la laiterie imitée de Trianon. Vers le soir, la pluie les força de rentrer. Comme l’année précédente, l’été débutait mal ; le temps se gâtait de plus en plus. Toute la semaine fut mouillée. Il plut tellement que l’on dut remettre le triomphe de Voltaire, décrété depuis le mois de mai. Son cercueil devait être transféré de l’abbaye de Sellières au Panthéon. Sous la pluie, il attendit à la barrière de Charenton où enfin, le 10 juillet, à sept heures du soir, une délégation du corps municipal alla le recevoir. Il fut déposé, à l’emplacement de la Bastille, sur un piédestal formé avec des pierres de la forteresse et orné de cette inscription : « Reçois, dans ce lieu où t’enchaîna le despotisme, les honneurs que te rend la patrie. » Le lendemain, comme il pleuvait toujours, la municipalité voulut repousser encore la cérémonie, mais la foule, rassemblée depuis huit heures du matin sur le boulevard, protesta. Le cortège funèbre partit donc, entre les averses, se dirigeant vers la place LouisXV. De là, il devait emprunter le quai des Tuileries, pour gagner celui des Théatins par le Pont-Royal. C’est là que le virent Lise et Claude. Ils avaient été invités, avec les Roland, chez Buzot qui habitait non loin de l’hôtel du marquis de Villette où Voltaire était mort treize ans plus tôt. Le défilé, ouvert par un détachement de cavalerie avec ses trompettes, un corps de sapeurs, le bataillon des élèves de l’École militaire, était infini. La dépouille du philosophe, sur un char tiré par seize chevaux blancs venant des écuries de la Reine, avançait lentement. Au milieu d’une foule de soldats nationaux, de musiciens, dans un déploiement de bannières, les délégations succédaient aux délégations : forts de la Halle avec leurs grands chapeaux blancs, et armés de sabres, poissardes dont une élevait une pique portant cet écriteau : « La dernière raison du peuple » – pour répondre à l’ ultima ratio regum, gravé par Louis XIV sur ses canons –, ouvriers munis des outils de leur métier, actrices couronnées de feuilles de chêne, vieillards « au front respectable », jeunes filles et enfants vêtus à l’antique, députations de l’Assemblée, des Jacobins, des Cordeliers, des sociétés populaires. Le fameux Beaumarchais conduisait un groupe d’auteurs annoncés comme la « Famille spirituelle de Voltaire ». À leur suite, une déesse sortait d’un nuage de gaze, sur le siège d’une arche dorée remplie par les œuvres du philosophe. La déesse, c’était Belle et Bonne : la protégée du patriarche de Ferney qui l’avait fait épouser par le marquis de Villette. »
« L’intention de la fête est émouvante, murmura Claude, mais l’exécution !… La mémoire de Voltaire n’y gagne pas. On dirait un carnaval. »
La pluie n’arrangeait rien ; elle alourdissait les draperies, transformait en chiffons les voiles et les tuniques romaines, détrempait les cartonnages dorés. Elle avait cessé pendant que, devant l’hôtel de Villette, on couronnait le cercueil, on chantait des hymnes. Elle reprit ensuite de plus belle. Claude regardait, de l’autre côté de la Seine hérissée par l’averse, le pavillon de Flore où M me de Lamballe, accourue pour partager aux Tuileries le sort de sa maîtresse, tenait salon afin de la distraire en lui formant un semblant de Cour. Si, de ces fenêtres ou de celles du premier étage qu’habitait Madame Élisabeth, on jetait un regard vers la chienlit qui se déroulait sur la rive gauche, on avait belle occasion de faire des gorges chaudes. Il fallait bien l’avouer, hélas : la grandeur, en ce jour, n’était pas du côté du peuple.
Il la retrouva le surlendemain, dans une grandiose représentation populaire organisée sur le parvis de Notre-Dame, à la façon des Mystères qu’y jouaient jadis les confréries. Cette fois, c’était un drame national : La prise de la Bastille, avec concours d’énormes orchestres et d’immenses chœurs. Là, pas d’oripeaux, pas de carton-pâte, pas de fausses déesses, mais, dans l’admirable décor, au cœur du Vieux Paris, la toute-puissante majesté de la musique, la puissance du peuple en masses disciplinées. L’une et l’autre effaçaient ce que l’on eût pu voir d’un peu faux dans le symbole. À
Weitere Kostenlose Bücher