L'Amour Et Le Temps
cour, ils trouvèrent la garde du Manège doublée. Elle avait dû employer la force, sans effusion de sang, toutefois, pour disperser des rassemblements tumultueux. Des bandes menaçantes, quoique sans armes, avaient assailli les entrées.
Laissant Pétion, Robespierre et Buzot dîner ensemble au restaurant des députés, au-dessus du vestibule, Claude rentra chez lui au moment où Lise revenait du Champ-de-Mars en fiacre, avec M me Roland et sa grande amie M me Brissot. Le bonhomme Roland y était aussi, mal coiffé, dépenaillé selon son habitude, en vrai savant désintéressé des contingences. Lise dit qu’en dépit du beau soleil, ce 14 juillet n’avait eu ni le grandiose ni l’émouvante solennité du précédent. L’année dernière, les Roland, n’étant pas encore à Paris, n’avaient pas vu la fête ; ils ne pouvaient juger de la différence. « En tout cas, déclara M. Roland, on ne lisait pas aujourd’hui sur les visages l’expression de l’âme pénétrée de son indépendance. C’est peut-être parce que le public se lasse des fêtes comme d’autre chose. » L’heure s’avançant, on se sépara pour s’aller mettre à table.
« Non, dit Lise à son mari, M. Roland ne voit pas juste. En vérité, c’est l’esprit de la première fédération qui manque, cette année. D’abord, il n’y a plus l’unité. La Fayette n’est pas venu au champ de la patrie avec le cortège, il est entré plus tard, par le côté. Et puis nous sommes loin de l’optimisme et de ce qu’il faut bien appeler les illusions qui animaient chacun, il y a un an. On se croyait à l’aube de l’âge d’or, à présent il s’éloigne. Pendant la cérémonie, il y a eu, m’a-t-il semblé, quelques cris séditieux, même du tumulte entre des gens et la garde nationale. Néanmoins, on a renouvelé avec assez d’élan le serment à la nation et à la loi. Cela n’est pas comparable au prodigieux soulèvement d’enthousiasme auquel nous avions assisté. Ah ! vois-tu, mon ami, le 14 juillet de l’année dernière a été l’apothéose de la Révolution. »
Le lendemain, Claude alla trouver Barnave avant la séance. Ce matin, l’Assemblée était environnée de troupes. On ne laissait entrer que les invités munis de cartes spéciales. Les uniformes bleu roi occupaient le jardin des Tuileries fermé au public, la « carrière », la cour des Feuillants et des Capucins, la rue Saint-Honoré. Sous le soleil radieux, les baïonnettes étince-laient, ainsi que, çà et là, les piques des compagnies faubouriennes empruntées au chef de bataillon Santerre pour donner à ce déploiement de force un air démocratique, mais disséminées, prises fortement entre les groupes de la garde soldée. Des réserves se tenaient sur la place Vendôme, avec Bailly et ses officiers municipaux. Un peu partout circulaient les hommes noirs de la police.
Barnave était dans le cabinet du président, au rez-de-chaussée des baraquements accolés au Manège. Sans doute le Dauphinois et Charles de Lameth prenaient-ils ensemble leurs dernières dispositions. Claude se fit annoncer par l’huissier. Au bout d’un instant, Barnave lui-même, venant chercher son ami, l’introduisit dans le bureau. Les fenêtres donnaient sur le jardin intérieur des Feuillants où l’on voyait encore des uniformes, les bonnets d’ourson des grenadiers. Claude les montra du menton et dit :
« Vous avez mis sur pied de bien grandes forces. Craignez-vous donc tant les conséquences de ce que vous voulez faire ?
— Nous ne craignons rien, répondit tranquillement Lameth, nous avons simplement pris des mesures pour assurer l’ordre constitutionnel.
— La Constitution a-t-elle besoin d’être défendue contre le peuple ?
— Contre les séditieux, oui. Rassurez-vous, mon cher Mounier-Dupré, et rassurez votre voisin Robespierre : le seul moyen d’éviter des troubles, c’était de prendre ces mesures imposantes. Croyez-moi, les meneurs qui ont tenté de soulever la population se le tiendront pour dit, ils se garderont de se frotter aux baïonnettes.
— Oh ! certes, j’en puis croire votre expérience de colonel, acquiesça Claude, mais je me souviens d’avoir siégé avec vous dans une autre enceinte entourée de baïonnettes. Nous étions alors la volonté du peuple, jureriez-vous que vous l’incarnez aujourd’hui ? »
Et, se tournant vers Barnave :
« Mon ami, je ne mets nullement en doute votre bonne foi
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