L'Amour Et Le Temps
événements. Claude jeta une ombre sur cette gaieté en rapportant avec réserve ce qu’il avait vu au Gros-Caillou. Les dames furent horrifiées. « Bah ! dit Danton, c’est un accident, en somme. » Il lança, sur un ton de plaisanterie, la remarque même qui était venue à Santerre. Il la développa gaillardement, déplorant, mi-figue mi-raisin, le sort de ces pauvres diables assez malchanceux pour payer leur injure aux femmes sans avoir eu le plaisir de la faire. Les dames le traitèrent d’affreux homme, de monstre, et l’on rit en traversant le grand salon pour s’attabler dans la salle à manger octogonale dont la fenêtre drapée de rideaux blancs s’ouvrait sur la cour, fort calme à cette heure.
« Vous avez raison, cher Danton, dit Claude, cet « accident » ne tient guère à la politique, mais j’ai le sentiment qu’on est en train de le transformer en un crime commis par les républicains, ou du moins à leur instigation. C’est grave. »
Il parla du décret contre les pétitions et la presse. « Aïe ! aïe ! fit Desmoulins, voilà qui sent mauvais ! »
Danton, secouant sa grosse tête :
« Allons donc ! Ces bougres-là n’oseront pas nous accuser. Nous avons agi légalement. Notre pétition jacobine était constitutionnelle.
— Bien trop même ! dit Brune.
— Tu vois !. D’ailleurs, sitôt connu le décret sur’le Roi, vous l’avez retirée. Si Legendre est assez fou pour en faire une autre, cela le regarde. Quant à nous, nous sommes de bons citoyens en train de nous réjouir en famille inter pocula, comme dirait Camille. Honneur à Momus, aux Grâces qui nous environnent, et foin des soucis ! »
Comme le dîner s’achevait, Fréron puis Momoro, l’imprimeur de Desmoulins, survinrent. Momoro arrivait du Champ-de-Mars, où, dit-il, on signait une pétition demandant à l’Assemblée de reprendre son décret sur le Roi et de consulter la nation. « J’ai signé, ajouta-t-il. Et aussi Fabre, Hébert, David, le peintre, Hanriot, le grand Maillard. Il y a des Jacobins, des Cordeliers, mais pas de têtes. Je n’ai pas vu Legendre. C’est Robert et sa femme qui m’ont paru être les promoteurs. Il n’y a pas grosse foule : trois ou quatre cents personnes, peut-être. » Danton haussa les épaules. « Il faut être bien naïf pour croire que l’Assemblée retirera son décret. Sottises que tout cela, je le répète. » Là-dessus, Santerre entra tandis que l’on prenait le café dans le grand salon où Danton, la nuit de l’avant-veille, avait déjà tenu des propos désabusés.
Claude, comme Robespierre, n’aimait guère le journaliste cordelier Fréron, fils de l’antagoniste de Voltaire qui avait lancé à ce Zoïle l’épigramme fameuse :
Un jour, dans le fond d’un vallon,
Un serpent mordit Jean Fréron.
Que pensez-vous qu’il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva.
Le père avait été un antiphilosophe acharné, bien que courtois, dont Claude, dans sa jeunesse, détestait les ouvrages. Le fils – âgé de trente-sept ans – avec sa figure ingrate, dure et méchante, lui faisait l’effet d’un mal blanc. Il s’en écarta un peu pour se rapprocher de Santerre et de Momoro. Ils avaient posé leurs tasses sur la cheminée supportant une grande glace à trumeau. Devant une autre glace semblable, appliquée entre les deux fenêtres au-dessus d’une console à plaque de marbre et galerie de cuivre, les dames entouraient la maîtresse de maison qui était allée chercher son fils. Camille, penchant sa tête nerveuse, s’accoudait au dossier du canapé recouvert de satin vert, comme les fauteuils, où Danton était assis entre Fréron et Brune. Ils parlaient du décret contre les agitateurs.
« Et toi, frère Santerre, que dis-tu ? lui lança Camille. Si la… la racaille de 89 s’essaie à museler les patriotes, feras-tu marcher tes troupes ?
— Mes troupes ne pourraient rien contre celles de La Fayette, il le sait bien. Du reste, je ne suis pas un factieux. Robespierre l’a dit justement hier soir : nous ne devons pas attenter à la Constitution », déclara posément Santerre.
C’était un homme d’environ quarante ans, bâti en force, avec un solide visage au nez aquilin. Sur ses traits, dans ses yeux, Claude lisait l’honnêteté et la bonté. Brasseur au faubourg Saint-Antoine, sa bienveillance envers ses ouvriers, sa bienfaisance, sa générosité lui valaient depuis presque vingt ans l’amour de tous, dans
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