L'Amour Et Le Temps
de l’affaire Réveillon. Ainsi, songeait-il confusément, voilà ce que c’est des têtes coupées ! Il avait entendu parler, à Versailles, de celles de Flesselles, de Launay, de Foullon et de son gendre Bertier, promenées de la sorte dans Paris. Le spectacle de ce matin donnait à ces atrocités leur réalisme effroyable. On a vu, on imagine, des yeux révulsés, mais ces yeux vitreux dont le cristallin luit fixement à travers des souillures de poussière ! Et ces chapelets de choses tailladées, arrachées, pendant, sanguinolentes ! Il n’avait jeté qu’un regard – un regard fasciné au milieu même de la répulsion –, néanmoins ce coup d’œil avait tout saisi, jusqu’au liséré de chair rouge que la peau coupée découvre tout autour du cou en se rétractant : un collier serré de ruban pourpre. L’horreur provoquait dans tout son corps, dans sa substance menacée peut-être du même viol, la peur physique. Il se leva vivement et sortit. Il avait besoin de sentir le soleil, de marcher, de voir les passants paisibles dans la rue, d’embrasser Lise. En gagnant la rue Saint-Nicaise, il pensa que M me Roland devrait regarder un peu des têtes coupées : cela calmerait son enthousiasme insurrectionnel.
Ravissante dans une nouvelle robe rayée blanc et vert, avec un caraco à grands revers et petites basques, Lise attendait son mari. Il l’admira, elle était la vie radieuse. Elle le trouva un peu pâle. Il lui en expliqua succinctement la cause, lui dit de se dépêcher, sans quoi ils seraient en retard. Elle mit un chapeau blanc à coiffe de rubans verts, et ils partirent par le guichet du Louvre. Ils passèrent l’eau dans un batelet du port Saint-Nicolas. Tournant, au collège des Quatre-Nations, derrière le pavillon des Arts, par la rue Mazarine ils arrivèrent à celle de la Comédie, où Fabre d’Églantine, sortant du café Procope, les arrêta pour faire compliment à Lise. Il ajouta qu’il allait rejoindre Legendre au champ de la Fédération.
Partout, sur leur chemin, Lise et Claude avaient trouvé Paris calme. Le quartier, des plus républicains, paraissait lui aussi fort tranquille, avec son air habituel du dimanche. Quelques pas dans la rue des Cordeliers les amenèrent devant la demeure de Danton, presque en face du couvent. Le porche de la maison, lourdement cintré, servait d’entrée à la cour du Commerce. Sous ce porche même, auquel s’accotait la boutique basse où travaillait Brune et s’imprimait L’Ami du peuple, ils prirent à gauche le grand escalier, large et sombre. « Je me demande, dit Claude, si Marat se doute que sa feuille a toutes les chances d’être saisie ? Après le décret porté ce matin ! Au demeurant, ce ne sera certes pas moi qui l’en aviserai. » Ils passaient devant le logement du ménage Desmoulins, à l’entresol. La vaste bâtisse formait une espèce de dédale, avec trois escaliers, deux cours, des décrochements de toutes sortes. À l’étage, ils arrivèrent devant une porte à deux battants, peinte en brun. Claude tira le pied-de-biche. Ce fut Gabrielle-Antoinette elle-même qui leur ouvrit, tenant le petit Antoine sur le bras.
L’antichambre était carrée, claire, prenant jour sur la cour du Commerce. Deux armoires en noyer luisaient de leurs larges panneaux. Tandis que Lise suivait Gabrielle dans sa chambre pour se débarrasser de son chapeau, Claude déposait le sien parmi d’autres sur une table-bureau voisinant avec un chiffonnier d’acajou. Il s’avança vers le petit salon d’où venait, par la porte ouverte, la rumeur des voix. Des exclamations accueillirent son entrée dans cette pièce aux boiseries grises, tout illuminée de soleil pénétrant par la haute fenêtre qui donnait sur la rue des Cordeliers. Autour de la table, dont l’acajou brillant reflétait les formes d’un service à café en porcelaine de Limoges – cadeau de Lise et Claude à Gabrielle pour ses relevailles après la naissance du petit Antoine, l’année précédente –, Camille Desmoulins, Lucile en robe bleu pervenche, Brune, la belle-sœur de Danton, M me Charpentier, étaient assis dans les fauteuils blancs couverts de velours d’Utrecht rouge. Le maître de maison, avec son costume de basin gris, avait retourné vers eux le siège du secrétaire-tombeau placé dans l’angle de la croisée, et carrait son large dos dans ce fauteuil à coussin de basane verte. On était joyeux, ici ; personne ne semblait se soucier des
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